Dents pour dents...

Introduction

Inaltérables, abondantes et parfois impressionnantes, les dents présentent de nombreux avantages à être utilisées en parures, monnaies ou simples décorations. La résistance exceptionnelle de la dent provient de sa forte minéralisation, plus importante encore que celle de l’os (et qui fait que certains animaux fossiles ne sont connus que par leur… dentition). De plus, la variété des formes (circulaires, coniques, plates, pointues, etc.) et des tailles (de quelques millimètres à plus de dix centimètres) que peuvent revêtir les dents leur permet d’être associées avec de multiples usages et symboles, voire de présenter une connotation totémique – les caractéristiques du porteur original d’une dent étant perpétuées dans son nouveau propriétaire. Du fait de leur durabilité, certaines dents remarquables peuvent ainsi être transmises de génération en génération, aussi bien pour rehausser le prestige conféré par un statut social que pour entretenir des relations entre familles, amis, etc. Le terme monnaie de lien prend ici un sens particulier, car le caractère impérissable des dents garantit que les attaches qu’elles contribuent à nouer perdureront bien après l’échange initial. Un avenir… transcendant !

Dents de cochon

Le tour d’une dent en 2500 jours

Qui dit parure en dent ne dit pas forcément féroce carnivore à l’origine… aux îles Fidji et au Vanuatu, c’est un animal domestique qui fournit aux chefs tribaux certains de leurs ornements : le cochon. Animal apprécié au moins à l’égal du chien, le cochon océanien (espèce dite « cochon à dent du Vanuatu ») endure un élevage très codifié, dont le but est de faire croître le plus possible ses impressionnantes défenses inférieures.

Ces « super-canines » (voir ci-contre) se recourbent progressivement au cours de la croissance du cochon, allant jusqu’à faire un tour complet au bout de sept à huit ans. L’entreprise n’est pas toujours des plus agréables, car des dents trop longues et/ou poussant selon certains angles peuvent à terme blesser l’animal, qui nécessite alors une attention particulière. Passé un certain âge, les cochons deviennent ainsi peu autonomes et doivent être nourris avec le plus grand soin. Ils seront ensuite sacrifiés (hormis pour les animaux les plus remarquables), et leurs productions (chairs, dents, etc.) réparties entre propriétaires et amis.

Montre-moi tes cochons, je te dirai qui tu es

Au centre de nombreux échanges et interactions sociales, le cochon joue de multiples rôles dans la vie socioéconomique de plusieurs ethnies océaniennes où les étapes de sa vie sont associées à des rites spécifiques. Le porc domestique (entier ou à travers ses dents) peut être à la fois symbole de richesse, monnaie d’échange, dot, utilisé en paiement de rites funéraires ou même criminel de substitution (puni en lieu et place d’un membre d’une tribu coupable d’une faute).

Cette omniprésence du cochon se traduit par d’étonnantes particularités sociétales, comme l’existence d’un vocabulaire complexe pour la description de l’animal – notamment les couleurs et formes de ses robes – ou l’intégration de représentations de dents dans la monnaie « papier » locale. Cette dernière spécificité indique le souci de préserver les symboles de prestige lors de la transition entre paléomonnaie et monnaie moderne et souligne l’importance du cochon dans l’imaginaire autochtone. Plus que simple richesse (au sens monétaire), ce sont donc bien les statuts sociaux, avec le prestige et le pouvoir associé, que laisse transparaître la possession de cochons.

Dents de chien

Autres dents, autres moeurs

Malgré son importance, le cochon ne dispose pas du monopole des dents employées comme monnaies et parures. D’autres animaux d’élevage (chien) ou même sauvages (dauphins) voient en effet leurs dents utilisées pour des échanges en Océanie. L’emploi de dents de chien en Papouasie-Nouvelle-Guinée, bien qu’anecdotique comparé à celui des coquillages (cauris notamment), se traduit principalement par la confection de parures (voir ci-contre) qui confèrent un important prestige à leur porteur. Seules les canines sont prélevées, après la mort des animaux, et enfilées après forage ou ici assemblées par de la fibre végétale.

Cet emploi exclusif de canines, dents les plus longues – mais aussi les moins représentées, avec quatre canines par mâchoire – souligne l’attachement au symbolisme : utiliser les dents les plus impressionnantes peut être associé à une expression de puissance, virilité, etc. De tels colliers semblent avoir été principalement usités comme bijoux pectoraux, mais parfois également comme paiements en échange de rites matrimoniaux ou funéraires. Ici, le caractère de monnaie de lien est bien moins présent que pour les défenses de cochon : le chien revêt moins de connotations ésotériques que le suidé.

Il est néanmoins intéressant de noter que des fac-similés de colliers en dents de chien on été produits pour effectuer certains échanges entre missions européennes et tribus papoues (voir ci-dessous), ce qui tend à montrer que leur rôle en tant que monnaie n’est pas seulement marginal.

Références

Dents de cochon :

• Le donneur, le receveur et la sage-femme. Échange de cochons à Oksapmin (Papouasie Nouvelle-Guinée). Lorenzo Brutti et Manuel Boissière
• Le voyage de la Korrigane dans les mers du Sud, collection Hazan
• Objets de pouvoir en Nouvelle Guinée (catalogue de la donation Anne-Marie et Pierre Pétrequin)

Dents de chien :

• Pacific Jewelry and Adornment - Roger Neich and Fuli Pereira - Photographs by Krzystof Pfeiffer
• Musée de la civilisation, Peuples des eaux, gens des îles. L'Océanie
• De mémoire et d'oubli: Anthropologie des objets malanggan de Nouvelle-Irlande - Brigitte Derlon - Éditions de la Maison des sciences de l’homme, CNRS Éditions