Des plantes alpines en coussinet pouvant vivre plusieurs siècles
Les deux espèces présentées sur ces photos prises dans les Alpes sont des plantes pionnières de haute montagne (que l'on rencontrera surtout à l'étage alpin) capables de coloniser des roches nues, dans les milieux les plus inhospitaliers. Bien qu'appartenant à des familles différentes, elles présentent une convergence de forme frappante : ce sont des plantes naines formant sur les rochers des coussinets souvent hémisphériques.
La première, l'Androsace de Suisse (Androsace helvetiva) est une espèce alpine, rare et strictement protégée en France, qui croît dans les Alpes et les Pyrénées jusqu'à 3300m d'altitude. Elle se reconnaît par ses coussinets denses et poilus portant à leur surface des fleurs blanches à gorge jaune. Ses fleurs gamopétales de type 5 à étamines en opposition avec les pétales sont typiques de la famille des Primulacées.
La seconde, le Silène acaule (Silene acaulis) qu'il conviendrait mieux d'appeler le Silène à tige courte, est une espèce arctico-alpine qui croît dans les montagnes de l'hémisphère nord (Alpes, Pyrénées, Montagnes Rocheuses) et dans les toundras arctiques de la Scandinavie, du Groenland et de l'Amérique boréale. Particulièrement adaptée aux conditions de vie extrême, GRIGGS la considérait comme « la plus résistante des plantes pionnières » des Montagnes Rocheuses du Colorado. Elle se reconnaît immédiatement par ses coussinets à allure de mousse d'où se détachent de nombreuses petites fleurs roses. Ses tiges à feuilles opposées décussées, ses fleurs dialypépales de type 5 et ses capsules à déhiscence denticide sont des caractères typiques de la famille des Caryophyllacées.
Le port en coussinet fréquemment rencontré chez les plantes alpines traduit une convergence adaptative en réponse aux conditions de vie extrêmes qui règnent en très haute altitude. Plus précisément, on peut y voir une double adaptation :
- La forme en boule constitue d'abord une résistance à la dessication dans les régions montagneuses souvent ventées. Cette forme, qui est donnée par la disposition serrée des rameaux les uns contre les autres, permet à la plante d'exposer à l'environnement la plus faible surface possible par rapport au volume qu'elle occupe (rappelons que la sphère est la forme géométrique présentant le rapport surface sur volume le plus faible), ce qui limite la transpiration foliaire. Il est remarquable que cette forme se retrouve également chez certaines plantes xérophytes de la région méditerranéenne ou des déserts, qui vivent dans des milieux chauds et secs.
- Ensuite, le coussinet fonctionne pendant la journée comme un piège à chaleur qui offre à la plante des conditions de température plus favorables à la croissance, à des altitudes où la période de végétation est très courte. Des relevés de température effectués pendant toute une journée dans l'air ambiant (à 2 m du sol) et à la surface d'un coussinet de Silene acaule dans les environs du col du Galibier (2500m), ont montré que la plante peut bénéficier entre 12h et 15h d'un réchauffement de 10 à 15°C supplémentaire par rapport à l'air ambiant (voir courbes de temparature dans l'article de S. AUBERT et collaborateurs téléchargeable en ligne ici).
Autre fait remarquable, les plantes en coussinet présentent une croissance très lente et, corrélativement, une longévité pouvant être considérable pour des espèces herbacées. Contrairement à beaucoup d'espèces de Poacées qui forment des tapis étalés du fait d'une croissance radiale en deux dimensions, la croissance des coussinets hémisphériques se fait dans les trois directions de l'espace du fait de l'effet conjugué d'une croissance radiale (qui s'effectue en bordure du coussinet par mise en place de nouveaux rameaux) et d'une croissance vers le haut (qui s'effectue uniformément sur toute la partie bombée à partir des rameaux existants). Les premières données obtenues chez des populations de Silène acaule se développant sur des moraines islandaises et de l'Est de l'arc alpin, avaient permis d'estimer une croissance radiale moyenne de 0,71 à 0,74cm par an, suggérant que les individus européens de Silène acaule de plus d'un mètre de diamètre pouvaient avoir largement plus d'un siècle. En réalité, la croissance des jeunes individus est d'abord lente, puis s'accélère jusqu'à un taux de 2-3cm par an pour enfin diminuer chez les individus les plus âgés (J. B. BENEDICT, 1989). Plus récemment, W. F. MORRIS et collaborateurs (1998) ont pu obtenir grâce à une méthode analytique utilisant des matrices de projection, une relation plus précise entre l'âge et le diamètre à la base des coussinets pour toute une population de Silène acaule de l'Alaska. Ils ont ainsi pu estimer que les individus les plus vieux de cette population ont un âge de plus de 300 ans et que certains pourraient vivre encore bien davantage malgré les risques de mortalité liés aux conditions de vie drastiques. Les traits d'histoire de vie du Silène acaule (colonisation rapide du milieu après retrait d'un glacier, croissance très lente associée à une longévité de plusieurs siècles) pourraient constituer un outil potentiel de choix de datation des moraines du petit âge glaciaire survenu en Europe et en Amérique du Nord entre 1550 et 1860.
Remerciements
L'auteur remercie vivement Sabine Bouché-Pillon pour deux des photos illustrant cet article.
Pour en savoir plus
- AUBERT S. et coll. (2003). Les plantes alpines, une vie en milieu extrême, La Montagne et alpinisme 2. Article téléchargeable en ligne ici.
- BENEDICT J. B. (1989). Use of Silene acaulis for dating : the relationship of cushion diameter to age. Arctic ans alpine researh, Vol. 21(1): 91-96.
- MORRIS W. F. et coll. (1998). Life history of the long-lived gynodioecious cushion plant Silene acaulis (Caryophyllaceae), inferred from sized-based population projection matrices. American Jounal of Botany 85(6): 784-793. Article téléchargeable en ligne ici.
David Busti, janvier 2012.
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