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Modélisation de la croissance d'un genévrier de Phénicie

Auteurs : Jean-Paul Mandin et David Busti ; Publication : David Busti
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Parmi les genévriers de Phénicie (Juniperus phoenicea) des parois rocheuses des gorges de l’Ardèche se trouvent des arbres très âgés possédant toujours de nombreuses branches mortes et un tronc torsadé (voir l’article Des genévriers de Phénicie millénaires dans les gorges de l’Ardèche).

L’observation de coupes transversales de nombreux troncs morts a par ailleurs montré que leur tronc est sectorisé, du fait qu’ils sont toujours passés par des phases de crise pendant lesquelles ils n’ont survécu que grâce au fonctionnement d’une toute petite partie du cambium (voir l’article Des genévriers de Phénicie à morphologie variable). Nous avons rapidement soupçonné que ces mortalités cambiales étaient dues à une mortalité racinaire liée à une circulation sectorisée de la sève comme pour les Thuja occidentalis des falaises du Niagara (Larson & al., 1993). Pour le vérifier, nous avons mis en place une expérimentation de coloration des circuits de la sève brute (Larson & al., 1994).

Dispositif d’étude de la circulation de la sève brute

Dans une ancienne carrière de granulats proche de la réserve naturelle des gorges de l’Ardèche, se trouvaient de nombreux jeunes genévriers de Phénicie de 10 à 15 ans. Un trou a été creusé à leur pied et une partie de leur système racinaire a été mis à nu. Une ou deux racines ont été plongées dans des flacons de plastique contenant du colorant. Le trou a été rebouché avec de la terre de façon à ne laisser dépasser que le col des flacons. Les colorants utilisés sont la safranine (rouge) et le violet cristal (bleu) (Larson & al., 1994). Le colorant a été complété dans les flacons, tous les deux à trois jours selon les cas. Des expériences témoins ont été effectuées sur des genévriers oxycèdre (Juniperus oxycedrus) voisins.

Mise en place des colorations sur un jeune genévrier de Phénicie.

Mise en place des colorations

 

Quatre types d’expériences ont été mises en place entre le 19 mai et le 5 juin 2004. La difficulté de trouver suffisamment de jeunes arbres sur le terrain a conduit à un nombre restreint de répétitions :

  1. Colorations simples : une seule racine de la plante est mise dans un colorant (safranine ou violet cristal) pendant une semaine. Nous avons réalisé des colorations simples avec l’un ou l’autre des colorants chez deux genévriers de Phénicie et deux genévriers témoins.
  2. Colorations doubles : une racine est mise dans la safranine et une autre dans le violet cristal, pendant une semaine. Des colorations doubles ont été réalisées sur 6 génevriers et 3 genévriers témoins.
  3. Colorations simples avec blessure : une racine est mise dans un colorant (safranine ou violet cristal) pendant une semaine. On pratique ensuite une incision dans le tronc afin d’interrompre le flux de sève qui vient de la racine trempée dans le colorant. On laisse le colorant une semaine supplémentaire. Deux genévriers de Phénicie ont été testés pour chaque colorant :
    - Juniperus phoenicea dans de la safranine, blessure puis safranine : 2
    - Juniperus phoenicea dans le violet cristal, blessure puis violet cristal : 2

  4. Colorations doubles avec blessure : cette expérience est identique à la précédente mais après la blessure on change le colorant et on le laisse une semaine supplémentaire :
    - Juniperus phoenicea dans de la safranine, blessure puis violet cristal : 3
    - Juniperus phoenicea dans le violet cristal, blessure puis safranine : 3
    - Juniperus oxycedrus dans de la safranine, blessure puis violet cristal : 2
    - Juniperus oxycedrus dans le violet cristal, blessure puis safranine : 2

A la fin des expérimentations, les genévriers sont prélevés, l’écorce enlevée. Les plantes sont photographiées. On trace ensuite un trait longitudinal sur le tronc pour repérer la position des sections transversales que l’on effectue tous les 5 à 10 cm selon la taille de l’échantillon. Des photographies sont faites ainsi que des dessins des marques colorées. Sur les 31 expériences mises en place, seules 20 ont correctement fonctionné avec des flux de colorants bien visibles. Ce phénomène a déjà été noté par Larson et al. (1994), mais il est encore plus marqué dans nos expériences à cause de la difficulté de dégager correctement les racines in situ sans les blesser. 

Résultats : une sectorisation des circuits de sève chez le genévrier de Phénicie

Chez les genévriers de Phénicie, les expériences de coloration (simple ou double) sans blessure montrent que la circulation de la sève suit un parcours hélicoïdal dextrogyre dans le tronc et qu’elle reste strictement sectorisée (voir figure ci-dessous). Autrement dit, il n’y a pas de circulation latérale de la sève brute. Par contre, chez les genévriers oxycèdre témoins, le colorant envahit l’ensemble de l’anneau de bois dès une trentaine de centimètres au-dessus du collet (voir figure ci-dessous).

Résultats des expériences de coloration (simples ou doubles) sans blessure.
En haut et en bas à gauche : Double coloration partielle sur un genévrier de Phénicie.
En bas à droite : Simple coloration sur un genévrier oxycèdre (témoin).

Double coloration-Genévrier de Phénicie1

 Double coloration-Genévrier de Phénicie2

Double coloration-Genévrier de Phénicie3 Simple coloration-Genévrier oxycèdre

  

Chez les genévriers de Phénicie, les expériences de coloration (simple ou double) avec blessure montrent que la circulation de la sève ne dévie pas de son parcours après la blessure (voir figure ci-dessous). Il n’y a pas de circulation latérale qui permettrait à la sève de la contourner. Chez les genévriers oxycèdre témoins, la situation est totalement différente. Après avoir effectué la blessure, la circulation de la sève commence à changer de circuit dès la base de la tige, elle contourne la partie blessée et prend ensuite des voies totalement différentes de celles empruntées auparavant (voir figure ci-dessous).

Résultats des expériences de double coloration avec blessure.
Les zones violettes correspondent à la superposition des deux colorations.
En haut : Double coloration partielle sur un genévrier de Phénicie.
En bas : double coloration sur un genévrier oxycèdre (témoin).

Double coloration avec blessure-Genévrier de Phénicie1  Double coloration avec blessure-Genévrier de Phénicie2
Double coloration avec blessure-Genévrier oxycèdre

 

Cette sectorisation de la circulation de la sève brute chez le Genévrier de Phénicie est étonnante. En effet, une vérification de la structure des vaisseaux en faisant une dilacération du bois avec coloration montre de nombreuses ponctuations. Il n’y a donc pas d’impossibilité anatomique à une circulation latérale de la sève.

Vaisseaux ponctués de Genévrier de Phénicie.
A droite : ponctuations vues de face.
A gauche : ponctuations vues en coupe longitudinale.

Vaisseaux ponctués1 Vaisseaux ponctués2 

 

Contrôle de la croissance du Genévrier de Phénicie par les facteurs internes et externes

Le Genévrier de Phénicie est un arbre dont la circulation de sève semble strictement polarisée. Chaque racine alimente une partie du tronc et des branches sus-jacentes. Il n’y a pas de circulation latérale de sève. Dès qu’une partie du système racinaire meurt, le cambium et les branches qu’il alimentait meurent aussi, mais le reste de l’arbre reste vivant. Chaque individu ne se comporte pas comme une unité, mais comme un ensemble d’éléments indépendants soudés ensemble. L’arbre a un fonctionnement dit « coloniaire » (Hallé, 1999) ou « sectorisé » (Larson & al., 1993), c’est-à-dire que c’est un ensemble d’éléments « racines-partie de tronc-branches » juxtaposés et indépendants. Donc, si un ensemble est sous-alimenté (racines dans un milieu plus sec) ou si des racines meurent (sécheresse, mise à nu en falaise) ou si des branches meurent (blessure), l’élément « racines-partie de tronc-branches » concerné se développe plus lentement que le reste ou même ne se développe plus du tout. D’où l’irrégularité de la croissance en diamètre.

Quelques accidents à l’origine de l’irrégularité de croissance du Genévrier de Phénicie.
A gauche : Mise à nue des racines suite à un éboulement.
A droite : Arbre cassé par une chute de pierres.

Mise à nu des racines Chute de Pierre 

 

D’un point de vue morphologique, ce fonctionnement explique la forme torsadée irrégulière des arbres. La mortalité racinaire entraînant une mortalité cambiale localisée provoque une croissance transversale irrégulière du tronc. Les rondelles sont très souvent lobées avec moelle excentrée, cernes incomplets et en croissant. Comme la circulation de la sève se fait de façon hélicoïdale, on obtient un tronc torsadé.

Cette morphologie torsadée résulte donc de la combinaison de facteurs intrinsèques à l’espèce (circulation sectorisée et spiralée de la sève) et de facteurs externes :

  1. Mise à nu et mort des racines suite à l’érosion de la roche (éboulements). Il s’agit très certainement de la cause majeure ;
  2. blessures de l’appareil végétatif par chute de pierres. La chute de pierre entraîne la mort des branches sus-jacentes à la blessure ;
  3. blessures de l’appareil végétatif par la foudre. Cette cause est rare ;
  4. le comblement par de la calcite des fissures où se développent les racines.

Modélisation de la croissance d'un arbre

La datation des mortalités cambiales permet de reconstituer l'histoire de la mort des racines de l’arbre. Chaque arbre ayant son histoire propre, les mortalités cambiales sont caractéristiques de l’individu et lui donnent une forme unique (voir figures ci-dessous).

Modélisation de la croissance d’un arbre : début de croissance.
A gauche : Toutes les racines sont fonctionnelles. Tout le cambium fonctionne.
A droite : Tout le cambium fonctionne encore. Trois racines meurent (*).

Modélisation1 Modélisation2 

 

Modélisation de la croissance d’un arbre : pleine croissance.
A gauche : Seules trois sections du cambium fonctionnent. Une nouvelle racine meurt (*).
Au centre : Deux sections du cambium fonctionnent. Une nouvelle racine meurt (*).
A droite : Le cambium se fragmente encore. Deux racines meurent (*).

Modélisation3 Modélisation4
 
Modélisation5 

 

Modélisation de la croissance d’un arbre : fin de croissance.
A gauche : Deux sections de cambium cessent leur activité. Deux nouvelles racines meurent (*).
Au centre : Seules deux sections du cambium restent actives.
A droite : L’arbre réel a 650 ans.

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La reconstitution de l’histoire des vieux genévriers de Phénicie torsadés pourrait s’avérer un bon moyen d’estimer la vitesse de l’érosion des falaises, comme cela a été fait sur les versants où pousse le Pin de Bristlecone (Pinus aristata) aux États-Unis (Valmore & Lamarche, 1968).

D’un point de vue adaptatif le comportement sectorisé semble très avantageux dans un environnement aussi difficile qu’une falaise. L’arbre peut rester vivant, même quand son alimentation en eau et en sels minéraux ne se fait plus que par une infime partie de son système racinaire. On peut ainsi voir de très gros arbres n’ayant plus qu’une toute petite branche vivante, et ce, depuis probablement très longtemps. La multicaulie est aussi un avantage adaptatif. Chaque tronc a sa propre alimentation en sève sans qu’il y ait de transferts latéraux. Il peut continuer à vivre même si tous ses « voisins » sont morts.

Bibliographie

  • BERTAUDIERE, V.; MONTES, N.; BADRI, W. & GAUQUELIN, T.; 2001. La structure multicaule du genévrier thurifère : avantage adaptatif à un environnement sévère ? C.R. Acad. Sci. Paris, Sciences de la vie/Life Sciences 324 : 627-634.
  • HALLE, F.; 1999. Eloge de la plante. Pour une nouvelle biologie. Ed. du Seuil. Paris. 248 p.
  • HALLE, F.; 2005. Pladoyer pour l’arbre. Ed. Actes Sud. Arles. 213 p.
  • LARSON, D.W.; DOUBT, J. & MATTHES-SEARS, U.; 1994. Radially sectored Hydraulic pathways in the xylem of Thuja occidentalis as revealed by the use of dyes. International Journal of Plant Sciences 155: 569-582.
  • LARSON, D.W.; MATTHES -SEARS, U. & MELVILLE, L.; 1993. Cambial dieback and partial shoot mortality in cliff-face Thuja occidentalis: evidence for sectored radial architecture. International Journal of Plant Science 154(4): 496-505.
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  • MANDIN J.-P., 2006. Morphologie des très vieux genévriers de Phénicie (Juniperus phoenicea L.) en parois rocheuses (gorges de l'Ardèche, France) III Coloquio Internacional sobre los sabinares y enebrales (Género Juniperus ) : Ecologia y Gestion Forestal Sostenible, Soria (Espagne), 24-26 Mai 2006, Tome 1 : 303-310
  • MANDIN J.-P., 2007. Les Genévriers de Phénicie. Arbres millénaires dans les Gorges de l’Ardèche : 33-44 In : Jaulin S. & al. Coord. Les vieux arbres et la conservation de le biodiversité, du scientifique au gestionnaire. OPIE-LE Ed. Perpignan.
  • MANDIN, J.-P.; 2005. Découverte de très vieux genévriers de Phénicie (Juniperus phoenicea L.) dans les gorges de l’Ardèche (France). J. Bot. Soc. Bot. France. 29: 53-62.
  • VALMORE, C. & LAMARCHE, Jr.; 1968. Rates of slope degradation as determined from botanical evidence, White Mountains, California. Washington D.C.: U.S. Geological Survey Professional Paper 352-I.

 
29 avril 2010
Jean-Paul Mandin
Société Botanique de l'Ardèche - Conseil Scientifique de la Réserve naturelle nationale des gorges de l’Ardèche

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