Aller au contenu. | Aller à la navigation

Outils personnels

Département de biologie
Navigation
Vous êtes ici : Accueil / Publications du département / Biodiversité / Documents / Des plantes et des hommes / Des genévriers de Phénicie à morphologie variable

Des genévriers de Phénicie à morphologie variable

Auteurs : Jean-Paul Mandin et David Busti ; Publication : David Busti

Le comptage des cernes de troncs morts ou de carottes effectuées dans des troncs vivants a montré que les parois rocheuses des gorges de l’Ardèche abritent des genévriers de Phénicie très âgés (voir l'article Des genévriers de Phénicie millénaires dans les Gorges de l'Ardèche). Néanmoins, avec un peu d’habitude, il est possible de distinguer les vieux genévriers du premier coup d’œil, simplement en considérant leur taille, qui dépasse rarement deux mètres de hauteur, et le diamètre de leur tronc qui ne dépasse pas une quarantaine de centimètres (Larson & al., 1999 ; Mandin, 2005, 2006 et 2007).

L'observation attentive des individus dans plusieurs populations de genévriers des parois rocheuses révèle que les troncs présentent une orientation variable (vers le haut, mais aussi vers le bas !) et qu'ils sont parfois ramifiés dès la base. Toujours torsadés, les troncs s'enroulent soit vers la droite soit vers la gauche, et le fonctionnement discontinu de leur cambium leur donne un contour très irrégulier. Enfin, avec des troncs de taille modeste, souvent inversés et ramifiés dès la base, les genévriers de Phénicie des parois rocheuses sont des arbres bien particuliers qui remettent en question la définition même d'arbre.

Des arbres à morphologie souvent inversée

Certains arbres ont une morphologie totalement inversée, c’est-à-dire qu’ils poussent « la tête en bas » et même parfois avec les racines vers le haut ! La position inversée des racines semble pouvoir s’expliquer par la position de la fissure dans laquelle elles peuvent trouver leur alimentation. 

Quelques genévriers de Phénicie à morphologie inversée.
A gauche : Un individu de la vallée de Galamus (Aude, Pyrénées Orientales).
Au centre et à droite : Un individu de la falaise de la Madeleine et un autre de la falaise de la Rouvière (Gorges de l'Ardèche).

arbre-inverse1.jpg arbre-inverse2.jpg arbre-inverse3.jpg

  

Arbre inversé avec racines vers le haut (falaise de Gaud des Templiers).

 
arbre-inverse4.jpg arbre-inverse-4-dessin.jpg

 

D'autres genévriers de Phénicie présentent un port dressé ou croissent à l'horizontale. On peut ainsi classer les genévriers de Phénicie en trois catégories en fonction de l’orientation de leur tronc : verticaux, horizontaux et inversés. La position inversée du tronc est  difficile à expliquer. Une hypothèse pourrait être un déséquilibre entre la faible importance du système racinaire et le poids du tronc qui ne peut pousser que de manière décalée de la paroi. Le porte-à-faux pourrait expliquer le pivotement du tronc. Plus étonnant est le fait que les branches ne se redressent pas ou très peu, alors que les genévriers « normaux », poussant très près de là mais sur sol plat, produisent des rameaux à géotropisme normal.

Quelques arbres à morphologie verticale (en haut) et horizontale (en bas).
En haut à gauche et en bas : Trois individus des Gorges de l'Ardèche.
En haut à droite : Un individu de la vallée de Galamus (Aude, Pyrénées Orientales).

arbre-vertical1.jpg arbre-vertical2.jpg
arbre-horizontal1.jpg arbre-horizontal2.jpg

 

Des arbres au tronc torsadé

La croissance des troncs se fait toujours dans un sens hélicoïde. Il est assez étonnant que certains troncs s'enroulent vers la droite (ils sont dits dextrogyres) alors que d’autres tournent vers la gauche (ils sont lévogyres). De plus, il faut noter que l'on trouve quelques rares arbres dont le sens de spiralisation s’inverse sur le même tronc !

Deux exemples remarquables de spiralisation des troncs (Gorges du Verdon, Alpes de Haute-Provence).
A gauche :
Arbre de Coriolis. A droite : Arbre à double sens de rotation.

 
arbre-torsade1.jpg arbre-a-double-sens-de-rotation1.jpg

 

Lors d’échantillonnages en falaise, nous avons noté les chiffres du tableau ci-dessous. Parmi les arbres dont le sens de spiralisation n'est pas visible, on rencontre une majorité de jeunes arbres. Des expériences de coloration effectuées au niveau des racines de jeunes arbres ont révélé que le parcours de la sève est hélicoïdal alors qu'extérieurement, rien ne le laisse supposer (voir l'article Modélisation de la croissance d'un genévrier de Phénicie).

Population étudiée Arbres lévogyres
(en %)
Arbres dextrogyres
(en %)
Arbres à sens de spiralisation
non visible
(en %)
Falaise de Morsanne (Gorges de l’Ardèche, avril 2005),
population de 136 arbres
22 11 67
Falaise d'Autridge (Gorges de l’Ardèche, novembre 2005), population de 82 arbres  11  7  81

 

L'explication de l'origine de la spiralisation des troncs de genévrier de Phénicie semble plus compliquée que celle décrite par Hallé pour les mélèzes (Larix decidua en Europe et Larix kaempferi au Japon). Ces derniers commencent à avoir une croissance hélicoïde vers la gauche qui s’inverse vers l’âge de 20-30 ans. Le mécanisme est sous contrôle génétique. On s’efforce même de le supprimer pour « améliorer » les arbres produits. Pour le Genévrier de Phénicie, aucune explication ne semble connue à l’heure actuelle. Le facteur environnemental semble en partie déterminant dans le degré de spiralisation. En effet, les genévriers de Phénicie de garrigue n'ont en général pas ou peu de spiralisation visible. De plus, il semblerait que la spiralisation soit d’autant plus forte que l’arbre pousse lentement. Il y a peut-être là une voie de recherche pour évaluer l’âge d’un arbre d’une façon totalement non destructive.

Des arbres parfois ramifiés dès la base

De nombreux genévriers de Phénicie sont ramifiés dès la base et présentent plusieurs troncs (multicaulie), contrairement aux genévriers de Phénicie peuplant les garrigues. Bertaudière & al. (2001) pensent que la multicaulie est un avantage adaptatif à un environnement sévère.

Dans les deux populations de falaise que nous avons étudiées, environ la moitié des arbres sont multicaules  (voir dans le tableau ci-dessous les résultats obtenus pour la population d'Autridge). Par ailleurs, lors de la recherche de très jeunes individus pour faire les colorations, il a été constaté que certains étaient « buissonnants » avec au moins une dizaine de tiges. Sur ces plantes de 30-40 cm de hauteur, il y avait toujours une blessure (écorce plus ou moins déchirée avec cicatrice) à la base de la ramification des futurs troncs. L’origine de ces blessures n’est pas évidente : un caillou qui a roulé ? un sanglier ? un lapin ? un piétinement ?

Nombre de troncs par arbre 1 2 3 4 5 6 7
% d'arbres, Falaise d'Autridge (novembre 2005),
population de 218 individus
   55,9        26,1        11,5          2,8        2,3          0,5         0,9   

 

Des arbres coloniaires au tronc sectorisé

Des coupes transversales d'arbres morts mettent en évidence une sectorisation importante des troncs et des formes très variables par rapport au standard de tronc circulaire. L’histoire de la sectorisation d'un tronc a pu être retracée sur un arbre de 1500 ans trouvé dans les gorges de l’Ardèche (voir figure ci-dessous, flèche bleue).

Des troncs sectorisés aux formes variables.

tronc-sectorise1.jpg tronc-sectorise2.jpg
tronc-sectorise3.jpg tronc-sectorise4.jpg

 

Arbre de 1500 ans tombé au pied de la falaise du Manteau Royal, en Ardèche.
A gauche :
Coupe transversale du tronc ; A droite : Reconstitution de la chronologie de croissance.
Notez que sur ce tronc coloniaire sectorisé, seules deux zones claires périphériques apparaissent encore nettement fonctionnelles. Les zones sombres duraminisées correspondent aux parties non fonctionnelles du tronc.

tronc-sectorise5.jpg tronc-sectorise6.jpg 

 

L’observation des coupes transversales de nombreux troncs morts a montré qu’ils sont toujours passés par des phases de crise pendant lesquelles ils n’ont survécu que grâce au fonctionnement d’une toute petite partie du cambium (Mandin, 2005). Nous avons rapidement soupçonné que ces mortalités cambiales étaient dues à une mortalité racinaire liée à une circulation sectorisée de la sève comme pour les Thuja occidentalis L. des falaises du Niagara (Larson & al., 1993). Or, les vieux genévriers présentent souvent sur le terrain beaucoup de branches mortes. Celles qui restent vivantes sont reliées au système racinaire par un cordon de bois actif qui est bien visible sur le reste du bois mort. Tout laisse donc penser que les arbres sont constitués d’un ensemble d’unités « racine-tige-branche » indépendantes les unes des autres. L’arbre ne devrait donc plus être considéré comme un individu mais comme une colonie d’unités indépendantes. Autrement dit, le tronc serait une colonie d'individus n'étant plus reliés les uns aux autres que par les parties anciennes et mortes du tronc ! Une expérimentation consistant à colorer des circuits de la sève brute nous a permis de le vérifier  : la sectorisation de la circularisation des sèves donne effectivement un arbre coloniaire dont le tronc est constitué d'une juxtaposition d'unités fonctionnelles individualisées (voir l'article La sectorisation de la circularisation des sèves, à paraître prochainement).

Des mortalités cambiales importantes.
Dans cet exemple, 95 % du cambium est mort en 1954.

mortalite-cambiale1.jpg mortalite-cambiale2.jpg 

 

Une discussion autour de la notion d'arbre

Les caractères bien particuliers des genévriers de Phénicie des parois rocheuses (arbres de taille modeste dépassant rarement deux mètres, tronc souvent inversé et ramifié dès la base dans 50 % des cas) nous amènent naturellement à rediscuter la notion d’arbre.

Dans nos régions tempérées, on oppose classiquement la morphologie de type « arbre » à celle de type « arbrisseau » (ou  de type « buisson ») d’après la hauteur et la ramification : un arbre est un végétal ligneux à tronc unique dépassant généralement 7 mètres de hauteur, alors qu'un buisson est un ligneux ramifié dès la base et ne dépassant pas 7 mètres. Néanmoins cette définition n'est pas pertinente lorsque l'on considère l'ensemble des espèces ligneuses de la planète, en particulier les espèces des zones tropicales et équatoriale. Francis Hallé propose à juste titre une définition plus générale : « Un arbre est une plante habituellement pérenne possédant un ou plusieurs troncs à croissance verticale. Son anatomie rend le tronc autoportant et lui permet d'élever au-dessus de ses voisines, concurrentes pour la lumière, une cime, une couronne, qui, selon les espèces, peut avoir trois constitutions différentes : de grandes feuilles si l'arbre n'a pas de branches ; des branches qui assurent la photosynthèse si les feuilles sont trop petites pour assurer cette fonction ou absentes ; des branches feuillées dans le cas général. »

Bien que cette nouvelle définition soit beaucoup plus satisfaisante, les genévriers de Phénicie des parois rocheuses qui ont un tronc inversé n’entrent pas dans la définition de Hallé. Cette morphologie bien particulière est directement liée aux contraintes de la vie sur parois rocheuses. Avec cet exemple, nous comprenons aussi qu'il n'existe probablement pas de bonne définition d'arbre, même si la notion d'arbre reste intuituive pour tous !

Bibliographie

  • BERTAUDIERE, V.; MONTES, N.; BADRI, W. & GAUQUELIN, T.; 2001. La structure multicaule du genévrier thurifère : avantage adaptatif à un environnement sévère ? C.R. Acad. Sci. Paris, Sciences de la vie/Life Sciences 324 : 627-634.
  • HALLE, F.; 1999. Eloge de la plante. Pour une nouvelle biologie. Ed. du Seuil. Paris. 248 p.
  • HALLE, F.; 2005. Pladoyer pour l’arbre. Ed. Actes Sud. Arles. 213 p.
  • LARSON, D.W.; DOUBT, J. & MATTHES-SEARS, U.; 1994. Radially sectored Hydraulic pathways in the xylem of Thuja occidentalis as revealed by the use of dyes. International Journal of Plant Sciences 155: 569-582.
  • LARSON, D.W.; MATTHES -SEARS, U. & MELVILLE, L.; 1993. Cambial dieback and partial shoot mortality in cliff-face Thuja occidentalis: evidence for sectored radial architecture. International Journal of Plant Science 154(4): 496-505.
  • LARSON, D.W.; MATTHES, U.; GERRATH, J.A.; GERRATH, J.M.; NEKOLA, J.C.; WALKER, G.L.; POREMBSKI, S.; CHARLTON, A. & LARSON, N.W.K.; 1999. Ancient stunted trees on cliffs. Nature 398: 382-383.
  • MANDIN J.-P., 2006. Morphologie des très vieux genévriers de Phénicie (Juniperus phoenicea L.) en parois rocheuses (gorges de l'Ardèche, France) III Coloquio Internacional sobre los sabinares y enebrales (Género Juniperus ) : Ecologia y Gestion Forestal Sostenible, Soria (Espagne), 24-26 Mai 2006, Tome 1 : 303-310
  • MANDIN J.-P., 2007. Les Genévriers de Phénicie. Arbres millénaires dans les Gorges de l’Ardèche : 33-44 In : Jaulin S. & al. Coord. Les vieux arbres et la conservation de le biodiversité, du scientifique au gestionnaire. OPIE-LE Ed. Perpignan.
  • MANDIN, J.-P.; 2005. Découverte de très vieux genévriers de Phénicie (Juniperus phoenicea L.) dans les gorges de l’Ardèche (France). J. Bot. Soc. Bot. France. 29: 53-62.
  • VALMORE, C. & LAMARCHE, Jr.; 1968. Rates of slope degradation as determined from botanical evidence, White Mountains, California. Washington D.C.: U.S. Geological Survey Professional Paper 352-I.


Jean-Paul MANDIN, mai 2010.
Société Botanique de l’Ardèche - Conseil Scientifique de la Réserve naturelle nationale des gorges de l’Ardèche

logos.jpg