Le Saule des chèvres
Au premier printemps, alors que les arbres n'ont pas encore de feuilles, on voit ça et là des "boules" jaunes dont la couleur tranche sur le gris-brun hivernal des forêts, haies et bords des routes. Avec un peu plus d'attention, on rencontre aussi, ça et là, des "boules" vertes plus discrètes. Ces "boules" sont des arbustes, parfois des arbres, appelés Saules des chèvres, dont le nom scientifique est Salix caprea. Nous allons comprendre ce que sont ces "boules" jaunes et vertes, et voir que ce Saule est assez particulier par ses feuilles et son écologie.
Une floraison précoce
Lorsqu'on s'approche d'une "boule" jaune, on voit que la couleur jaune est donnée par une multitude de petits chatons (ce sont des groupes de fleurs, des inflorescences) ovoïdes, hérissés d'étamines jaunes. Si l'on dissèque un chaton sous la loupe, on s'aperçoit que les étamines sont associées par deux à l'aisselle d'une écaille : chaque groupe de deux étamines représente une fleur dans laquelle, chose curieuse, on ne trouve pas de pétales et de sépales. Pas davantage de trace de pistil (organe femelle). Nous sommes donc en présence de fleurs unisexuées mâles et nues. Il nous faut maintenant rechercher les fleurs femelles.
Les fleurs femelles ne sont pas sur le même arbre. Elles sont portées par des "boules" vertes plus discrètes mais bien visibles tout de même. La couleur verte est donnée par la multitude de chatons verts couvrant l'arbre. Disséquons un chaton : il est constitué de nombreux organes verts allongés, chacun à l'aisselle d'une écaille. Chaque organe vert est une fleur femelle réduite à un pistil (pas de sépales et pas de pétales). On est donc en présence de fleurs unisexuées femelles et nues.
Des feuilles et des rameaux caractéristiques
L'étude des saules passe à juste titre pour une entreprise ardue. Aussi, bien peu de botaniste s'aventurent-ils dans leur groupe. C'est que, comme à plaisir, les saules ont accumulé les difficultés :
- Il y en a une trentaine d'espèces, ce qui en fait le genre le plus important des ligneux ;
- Le fait que les individus mâles et les individus femelles soient séparés constitue un deuxième handicap ;
- La fleurs paraissent avant les feuilles si bien que l'on ne peut s'appuyer sur les fleurs et les feuilles pour la détermination ;
- Ils ont enfin une grande propension à s'hybrider.
On peut cependant faire deux groupes commodes à l'intérieur des 30 espèces, selon l'aspect des feuilles et des rameaux :
- rameaux flexibles (propres à la vannerie) et feuilles allongées (lancéolées ou linéaires) non réticulées dessous : saules osiers
- rameaux épais, peu souples, noueux (impropres à la vannerie) et feuilles ovales, grisâtres-réticulées dessous : saules des chèvres (ou marsaules)
Le premier groupe de saules correspond aux saules que tout le monde connaît, à savoir des arbres ou arbustes portant des feuilles allongées (en forme de pointe de lance ou lancéolées) souvent luisantes. Notre Saule des chèvres appartient à ce groupe auquel il a donné son nom : ses feuilles sont ovales, épaisses, vert-blanchâtre en dessous (présence de poils cotonneux), avec un réseau de nervures saillantes (= réticulées).
Une écologie originale pour un saule
1) Un pionnier poussant sur tous les sols
Qui dit saule, pense généralement à des arbres ou arbustes des lieux humides, bien souvent installés au bord des eaux. Là encore, le saule des chèvres se distingue des autres. C'est une espèce qui aime le soleil (héliophile) à caractère pionnier très affirmé et qui préfère des sols moyennement humides (mésophiles) de composition variée (sables, argiles, limons, sols carbonatés...).
On le trouvera au bord des routes et chemins, dans les haies, les carrières, les clairières, les lisières forestières et les bois clairs. C'est l'un des rares saules forestiers.
2) Les premières fleurs que visitent les abeilles
Le Saule des chèvres est réputé comme plante mellifère. Ses potentiels nectarifères (le nectar est produit à la base des fleurs) et pollinifères sont élevés. Surtout, sa floraison précoce en fait une espèce précieuse pour les colonies d'abeilles qui se réveillent à cette époque de l'année.
Des propriétés sédatives et fébrifuges
1) Le saule sédatif
Les médecins du moyen-age et de la Renaissance célébraient les effets tempérants du saule. Pierre Lieutaghi cite Dalechamps (Histoire générale des plantes, 1586) pour qui " les feuilles pilées et prinses en breuvage refroidissent ceulx qui sont trop eschauffez au jeu de l'amour ; et mesme qui continueroit d'en prendre, elles rendroient la personne du tout inhabile à ce mestier ". Quant à Rambert Dodoëns (Histoire des plantes, 1557) il précise que " les fueilles verdes pilées bien menu et appliquées autour des parties honteuses, ostent l'appetit du jeu d'amour ". La phytothérapie moderne continue à faire confiance au saule mais comme antispasmodique et pour lutter contre l'insomnie.
2) Le saule fébrifuge et compagnie....
L'écorce de saule est connue depuis l'antiquité pour ses vertus curatives. On a retrouvé la trace de décoctions de saule dans des tablettes sumériennes de 5000 ans avant J.C. et dans un papyrus datant de 1550 avant JC (papyrus Ebers). le médecin grec Hippocrate (460-377 av JC) conseillait déjà une préparation à partir de l'écorce de saule pour soulager les douleurs et les fièvres.
En 1763 le pasteur E. Stone présente un mémoire devant la Royal Medicine Society sur l'utilisation de l'écorce de saule contre la fièvre. En 1829, un pharmacien français Pierre Leroux , isole des cristaux solubles qu'il baptise salicyline (de salix). Puis des scientifiques allemands purifient cette substance active appelée bientôt acide salicylique. En 1853 le strasbourgeois Charles Gerhardt expérimente la synthèse de l'acide acétylsalicylique, que réussit l'allemand Kolbe en 1859.
Mais c'est Félix Hoffmann, chimiste des laboratoires Bayer, qui reprend les travaux de Gerhardt et obtient en 1894 de l'acide acétylsalicylique pur. Finalement le brevet et la marque du médicament sont déposé sous la dénomination " Aspirin " en 1899*. La préparation arrive en France en 1908 et est commercialisée par la Société chimique des usines du Rhône sous forme de pastilles dans de petits tubes métalliques que plusieurs générations de français ont utilisés.
Réclame pour l'aspirine "Usines du Rhône" en 1923, publiée dans l'Illustration |
L'aspirine, et donc l'écorce de saule, possède plusieurs propriétés pharmacologiques :
- Elle fait baisser la fièvre (= antipyrétique) en réduisant la production de prostaglandines dans l'hypothalamus, thermostat de la température corporelle ;
- Elle réduit la douleur (= analgésique) en bloquant la transmission des hormones responsables des messages transmis aux récepteurs de la douleur dans le cerveau, d'où son efficacité sur les migraines et douleurs diverses ;
- Elle réduit les inflammation (= anti-inflammatoire) ;
- Elle agit sur les plaquettes sanguines en inhibant une enzyme responsable de l'agrégation des plaquettes, évitant la formation de caillots et prévenant par ce biais les risques d'infarctus ;
- Enfin, elle entre dans la composition de diverses préparations contre les verrues (= verrucides).
Ce médicament est le plus ancien utilisé au monde. Sa consommation, estimée à 40 000 tonnes, soit 80 milliards de comprimés, est réalisée à 85% en Espagne, à Langréo, dans une usine du groupe Bayer. Concurrencé pour son rôle antipyrétique et analgésique par le paracétamol (dépourvu d'effets au plan gastrique... mais néfaste pour le foie à hautes doses), l'aspirine reste très utilisé pour son rôle dans la prévention des risques cardio-vasculaires, dans la limite de 84 mg/jour.
Bibliographie
- BONNIER Gaston, Flore complète portative de la France et de la Suisse, 1909.
- COSTE Abbé Hippolyte, Flore descriptive illustrée de la France, de la Corse et des contrées limitrophes, Klincsieck, 1900.
- FOURNIER Abbé Paul, Les quatre flores de France, Lechevalier, 1934-1940.
- RAMEAU Jean-Claude, Flore forestière Tome 2 (Montagnes), IDF, 1993.
- LIEUTAGHI Pierre, Le livre des arbres, arbustes et arbrisseaux, Morel, 1969.
- BOUSSER Germaine, L'aspirine, pour ou contre, Le Pommier, 2006.
Régis Thomas et David Busti, avril 2011.