Le cycle de vie du Crosne du Japon
Le Crosne du Japon est un petit légume racine (nom générique pour tous les légumes qui poussent en terre) communément appelé crosne. Venu en France en 1882, il fut rapidement cultivé en grand puis tomba peu à peu dans l'oubli à la fin du XXème siècle. Depuis quelques années, il réapparaît à nouveau sur les marchés d'hiver mais également en magasin, prêt à être cuisiné, ce qui dispense le consommateur du fastidieux nettoyage d'antan, où les tubercules étaient secoués et frottés dans un torchon avec du gros sel.
Un petit tubercule annelé, blanc-nacré
Les crosnes que l'on achète se présentent sous la forme de petits tubercules de 3 à 8cm de long, renflés en leur milieu et amincis aux deux extrémités. L'extrémité brunâtre correspond à la partie sectionnée lors de la récolte, l'autre extrémité, annelée, correspond au bourgeon terminal précédé d'une petite portion de tige non tubérisée.
La partie tubérisée comprend 5 à 10 anneaux renflés séparés par des constrictions. Au niveau de celles-ci, on découvre de petites écailles foliaires opposées et décussées (c'est-à-dire alternant à 90° de l'une à l'autre). On est donc en présence d'une tige tubérisée (et non d'une racine) que les botanistes nomment tubercule caulinaire. La Pomme de terre et le Topinambour sont également des tubercules caulinaires dont la forme ovoïde provient d'une tubérisation homogène. Au contraire, les crosnes résultent d'une tubérisation inégale qui est très marquée au niveau des entrenœuds et beaucoup moins au niveau des nœuds, d'où la forme annelée. Un examen un peu plus attentif montre que le tubercule, blanc-nacré, est limité par un fin épiderme, et non par une couche de liège comme celui de la Pomme de terre. Cette mince enveloppe explique que les crosnes sont susceptibles de subir une dessiccation rapide, et ne se conservent donc pas longtemps à l'air libre. De ce fait, il faut les garder dans le bac à légumes du réfrigérateur.
Les coupes transversales et longitudinales confirment la structure caulinaire des crosnes et montrent que les nœuds sont marqués par des diaphragmes transversaux. Par ailleurs, leur aspect blanc-translucide, donne une première indication sur la nature et la localisation des réserves : il s'agit certainement de molécules glucidiques solubles contenues dans la vacuole des cellules. Le Topinambour, qui contient des réserves glucidiques solubles, présente également une section blanc-translucide. Au contraire, un tubercule de Pomme de terre ou tout autre tubercule contenant de l'amidon, aura une section « farineuse » due au fait que l'amidon insoluble est contenu dans des amyloplastes.
Un tubercule issu de la tubérisation d'un stolon souterrain
Pour comprendre l'origine de la structure d'un crosne, il faut déterrer délicatement un pied au mois de novembre, peu avant la date de la récolte. On découvre alors, à la base des tiges aériennes, le crosne mère, brunâtre et vidé de ses réserves, entouré d'un chevelu de filaments. Les filaments correspondent en fait à deux types d'organes :
- Les cordons blanchâtres sont des tiges souterraines (rhizomes) à croissance subhorizontale et grêles (stolons), dont on voit bien que ce sont les extrémités qui sont annelées et renflées en tubercule. Ces stolons prennent naissance au niveau des nœuds hypogés (enterrés) des tiges aériennes.
- Les cordons beaucoup plus fins sont des racines prenant naissance au niveau des nœuds des stolons ; ces racines se développant sur des tiges sont dites adventives.
Une plante de la famille des Lamiacées
L'observation de l'appareil végétatif aérien a déjà donné quelques caractéristiques de la famille des Lamiacées : tiges à section carrée portant des feuilles opposées-décussées (chaque étage est perpendiculaire au précédent) et feuilles ovales, dentées, rugueuses ressemblant un peu à celles de certaines Menthes.
L'observation des fleurs (la plante fleurit cependant rarement sous nos climats) confirme les observations végétatives : calice à 5 dents (sépales) aiguës ; corolle à 5 pétales soudés, bilabiée, de couleur purpurine ; pistil formé de deux carpelles soudés donnant un fruit constitué de 4 akènes (tétrakène).
Un cycle de vie sous contrôle de la température
On plante les crosnes au printemps par paquets et entre 3 à 10cm de profondeur. Le cycle de vie comprend trois étapes :
- Au cours de la phase végétative, le bourgeon terminal du crosne se développe et donne naissance à des tiges aériennes pourvues de feuilles. Les réserves du tubercule mère sont mobilisées (le tubercule se comporte à ce moment comme un organe source) et celui-ci se ride ;
- Les stolons se forment en juillet-août. Ils naissent à partir des nœuds inférieurs (enterrés) des tiges aériennes et peuvent eux-mêmes se ramifier plusieurs fois pour donner des stolons secondaires ou tertiaires ;
- La tubérisation intervient en octobre au niveau des apex des stolons. A cette étape, la croissance en long des entrenœuds se réduit au profit de leur croissance en épaisseur. Les tubercules entrent ensuite en dormance et la récolte peut se faire durant tout l'hiver.
La tubérisation du Crosne du Japon a été étudiée dans les années 1960 par Jean LAGARDE, du laboratoire de botanique de l'université de Clermont-Ferrand, qui a montré que chacune de ces étapes est déterminée par des exigences thermopériodiques. Il a reproduit expérimentalement au laboratoire le cycle complet du Crosne du Japon, du tubercule au tubercule, en le soumettant à une alternance de températures bien définies tout en le maintenant à l'obscurité. Il montre une succession de trois phases caractérisées chacune par des températures précises :
- des températures froides (12 semaines à 5°C) pour lever la dormance. Cette étape représente l'action du froid hivernal ;
- de hautes températures (8 à 10 semaines à 22-25°C) pour la croissance des pousses et l'induction de la tubérisation. Cette phase correspond aux températures printanières et estivales ;
- des températures fraîches enfin pour initier la tubérisation (3 semaines à 15°C) et l'expliciter (10 semaines à 15-20°C). Ces températures sont celles des nuits fraîches de la fin de l'été.
Notez que ce cycle expérimental d'environ 35 semaines ne correspond pas au cycle naturel de 52 semaines. Il s'agit là d'un cycle optimal qui ne tient pas compte du fait que, dans le milieu naturel, les températures ne sont pas toujours favorables à la poursuite du développement (températures trop basses à la sortie de l'hiver, températures pas suffisamment élevées au début du printemps, etc.), ce qui rallonge statisquement chacune des étapes du cycle.
Jean-Claude COURDUROUX, du même laboratoire que Jean LAGARDE, a donné une comparaison avec ce qui se passe chez la Ficaire, autre plante possédant des tubercules (voir tableau ci-dessous et notre précédent article « La Ficaire, une fausse renoncule »). De manière intéressante, ces résultats montrent des exigences thermopériodiques presque inversées chez les deux plantes dans la réalisation de la tubérisation.
Température de : |
Crosne du Japon
|
Ficaire
|
||
Températures utilisées expérimentalement |
Conditions naturelles correspondantes |
Températures utilisées expérimentalement |
Conditions naturelles correspondantes |
|
Levée de dormance |
5°C |
Froid hivernal |
15°C maximum |
Rafraichissement automnal |
Induction de la tubérisation |
22 à 25°C pendant 8 à 10 semaines |
Hautes températures du printemps et de l'été | 5 à 7°C pendant 12 semaines au minimum |
Froid hivernal |
Initiation et explicitation de la tubérisation |
15°C |
Nuits fraîches de la fin de l'été | 20 à 25°C pendant 2 semaines |
Premier réchauffement printanier |
Remerciements
Les auteurs remercient chaleureusement Monsieur CHEVALIER, maraîcher à Yssingeaux (Haute-Loire), qui a bien voulu nous procurer des échantillons de crosnes.
Pour en savoir plus
- ARVY Marie-Pierre & GALLOUIN François, Légumes d'hier et d'aujourd'hui, Belin, 2007.
- BOIS Désiré, Les plantes alimentaires chez tous les peuples et à travers les âges, Tome 1 : phanérogames légumières, Lechevalier, 1927.
- CAMEFORT Henri, Morphologie des végétaux vasculaires, Doin, 1972.
- COURDUROUX Jean-Claude. Exigences thermopériodiques comparées de la Ficaire et du Crosne, Bull. Soc. Franç. Physiol. Végét. n°3, 1966.
- GUIGNARD et Collaborateurs, Abrégé de phytochimie, Masson, 1985.
- GUINOCHET Marcel, Notions fondamentales de botanique générale, Masson, 1965.
- LAGARDE Jean, Thermopériodisme et développement chez le Crosne du Japon, Bull. Soc. Franç. Physiol. Végét. n°3, 1966.
Régis Thomas, Margarethe Maillart et David Busti, février 2012.
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