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Des genévriers de Phénicie millénaires dans les gorges de l’Ardèche

Auteurs : Jean-Paul Mandin, David Busti et Régis Thomas ; Publication : David Busti

En juin 1999 paraissait un entrefilet dans la revue La Recherche indiquant ceci : « L'étude de quarante-six falaises américaines et européennes révèle que les forêts buissonnantes de ces escarpements rocheux seraient parmi les plus anciennes de l’hémisphère Nord (D.W. Larson et coll., Ancient stunted trees on cliffs, Nature, 398, 382, 1999). Un genévrier des Gorges du Verdon, par exemple, a 1140 ans. Ces forêts naturelles, aux arbres de petite taille et à croissance très ralentie, ont échappé aux perturbations des activités humaines, même en pleines zones agricoles ou industrielles. »

De toute évidence, les populations végétales des escarpements rocheux sont les plus anciennes de l’hémisphère Nord dans la mesure où, étant très difficilement accessibles, ce sont les seules à avoir échappé aux perturbations liées aux activités humaines. Se peut-il que ces enclaves de végétation entièrement naturelles abritent les plus vieux arbres de France ou même d'Europe ?

La découverte d'arbres aussi vieux dans les parois rocheuses des gorges du Verdon a attiré notre attention, car nous avions remarqué depuis longtemps la présence dans les gorges de l’Ardèche de communautés très ouvertes à Genévrier de Phénicie semblant très âgés. Cet article présente les résultats d’un projet qui nous a permis d’identifier dans les gorges de l’Ardèche plusieurs spécimens de Genévrier de Phénicie millénaires, le plus vieux d’entre eux ayant atteint l'âge de 1500 ans !

Arbre de 1500 ans tombé au pied de la falaise du Manteau Royal, en Ardèche.
A gauche : Coupe transversale du tronc ; A droite : Reconstitution de la chronologie de croissance.

arbre-de-1500-ans-ct.jpg arbre-de-1500-ans-reconstitution.jpg 

 

Prospection d’arbres remarquables

Les populations de Genévriers de Phénicie forment des populations intactes très ouvertes des sur falaises des Gorges de l’Ardèche. Bien que le dictionnaire Petit Robert définisse le mot falaise comme un « escarpement côtier dû à l’érosion marine », ce mot est actuellement très largement utilisé pour désigner l’ensemble des parois rocheuses, en particulier par tous les gens qui les fréquentent : grimpeurs et spéléologues. Nous l’emploierons donc dans ce sens général, bien que la mer se soit retirée depuis très longtemps d’Ardèche !

Situation de quelques populations de genévriers de Phénicie.
A gauche :
Une belle population de très vieux genévriers de Phénicie sur la falaise des Huguenots. Le cercle rouge situe la position de l'arbre récolté et présenté plus loin. Au centre et à droite : Quelques arbres remarquables de la falaise d’Autridge.

falaise-huguenots.jpg falaise-dautridge.jpg falaise-dautridge-2.jpg

 

S’il a été possible dans un premier temps de récolter facilement des vieux troncs morts en bordure de falaise (par exemple en 2002, à Gournier et à Chanet), il était évident que l’étude des vieux genévriers de Phénicie se développant sur ces parois vertigineuses allait demander beaucoup de temps, de moyens et de compétences particulières. Un projet a alors été mis en place dans le cadre d’une coopération entre le Lycée agricole d’Aubenas qui possédait une section de Techniciens Supérieurs « Gestion et Protection de la Nature » ainsi qu’une section d’escalade, la Société Botanique de l’Ardèche et la Réserve Naturelle Nationale des Gorges de l’Ardèche. La formation d’étudiants au déplacement en milieu vertical a été assurée par les professionnels du Comité Départemental de Spéléologie. Cette apprentissage nous a permis de prospecter et de récolter plusieurs arbres remarquables.

Pour les arbres situés dans des zones particulièrement escarpées, nous avons eu recours à des professionnels, comme le montre la série de photos ci-dessous pour la falaise d’Autridge en 2003.

Quelques étapes de la récolte d’un arbre remarquable sur la falaise d’Autridge.

prospection1.jpg prospection2.jpg
prospection3.jpg prospection4.jpg

 

Méthodes de détermination de l'âge des arbres récoltés

Les méthodes diffèrent selon que les arbres étudiés sont morts ou encore vivants.

Pour les arbres encore vivants, on peut extraire des carottes de bois à l’aide de tarières de Pressler, puis compter les cernes sous la loupe après ponçage. Cependant, pour les très vieux arbres, cette méthode est très approximative car leurs troncs sont particulièrement asymétriques (voir article suivant) et les carottes ne passent en général pas par l’ensemble des cernes.

Détermination de l'âge de genévriers de Phénicie vivants. A gauche : Une tarière de Pressler.
Au centre : Extraction de la carotte. A droite : Comptage des cernes des carottes sous loupe binoculaire

tarriere.jpg tarriere-carottage.jpg comptage-des-cernes-dune-carotte.jpg

 

Sur les troncs morts que l'on ramasse dans les falaises ou à leur base, on peut découper des rondelles, les poncer puis compter les cernes sous la loupe binoculaire. La détermination de l’âge des arbres se fait essentiellement en comptant le nombre de cernes de croissance (chaque cerne comprend une zone claire assez large correspondant au bois inititial mis en place au printemps et en été, et une zone sombre plus réduite correspondant au bois final mis en place à l'automne).

Comptage des cernes d'un arbre mort sous loupe binoculaire.

comptage-des-cernes-dun-tronc.jpg comptage-des-cernes-dun-tronc2.jpg 

 

Quelques exemples de genévriers de Phénicie très vieux

En 2002, des premières prospections à Gournier et à Chanet ont permis de récolter des morceaux de troncs morts facilement accessibles, en bord de falaises. Après ponçage des coupes, le décompte des cernes d’accroissement annuel a montré que l’on avait bien affaire à des arbres très âgés.

A gauche : Tronc très dégradé ramassé en bord de paroi à Gournier (115 cernes) ;
A droite : Branche basse éclatée d'un genévrier ramassé à Chanet (290 cernes).

tronc-gourmier-ct.jpg tronc-chanet-ct.jpg 

 

A la suite de ces premiers résultats encourageants et avec les conseils de D. W. Larson, le premier gros tronc mort a été collecté à la falaise de la Grotte des Huguenots, à l’entrée des gorges de l’Ardèche (voir site sur photo plus haut et coupe sur photo ci-dessous). Après prélèvement, sciage et ponçage, le décompte des cernes a donné un âge supérieur à 1200 ans. Plusieurs troncs morts ayant des âges supérieurs à 1000 ans ont été trouvés. Outre le premier de la falaise des Huguenots, nous en présentons deux autres de forme extraordinaire : un genévrier de la falaise d’Autridge (1150 cernes) et celui ramassé au pied de la falaise du Manteau Royal (1500 cernes, voir figure d’introduction) dont il venait de se détacher à la suite d’un éboulement.

A gauche : Tronc récolté sur la falaise des Huguenots (plus de 1200 cernes) ;
A droite : Tronc récolté sur la falaise d’Autridge (1150 cernes).

tronc-falaise-de-huguenots.jpg tronc-falaise-autridge2.jpg 

 

Problèmes de datation

Plusieurs datations réalisées au carbone 14 par le Centre de datation par le radiocarbone (CNRS, Lyon) à la demande du laboratoire de paléoécologie de la faculté d’Aix-Marseille, ont donné des résultats étonnants :

1) Un tronc mort récolté dans la falaise des Templiers (rive droite) a par la méthode au carbone 14 un âge calibré de 2520 ± 35 ans, ce qui lui donne une date de naissance réelle entre 792 et 524 avant J.-C. Or, ce tronc ne possède que 577 cernes, ce qui laisse trois hypothèses non exclusives les unes des autres pour expliquer cette anomalie apparente :

  • Une partie du bois périphérique est érodée et il manque des cernes, c’est sûr, mais combien ?
  • Il y a de nombreux cernes absents et leur nombre sous-estime l’âge réel, mais de combien ?
  • L’arbre est mort depuis très longtemps, des siècles, voire des millénaires, et s’est conservé sur place…

2) L’un des deux troncs d’un arbre vivant a été récolté à Autridge avec autorisation préfectorale (voir photos ci-dessus) pour être étudié par le laboratoire de paléoécologie de la faculté d’Aix-Marseille. Les résultats de la datation au carbone 14 montrent que son âge réel est compris entre 1072 et 1278 ans et qu'il a commencé à croître entre 730 et 936 après J.-C. Or, on ne compte que 992 cernes. Il est ici presque certain que l’arbre n’a pas  produit de cernes durant certaines années, probablement les années de forte sécheresse. C'est une conclusion importante puisque cela implique que les âges déduits du décompte des cernes semblent sous-estimés par rapport aux âges réels.

Conclusions

Finalement, les genévriers de Phénicie des parois rocheuses sont-ils les arbres les plus vieux de France, voire d’Europe ? La réponse n’est pas évidente. On trouve dans la littérature des âges bien supérieurs aux 1500 ans que nous avons mesurés. Mais la plupart de ces âges sont des estimations. En effet, chez beaucoup d'arbres très âgés (chênes, oliviers, etc.), le cœur de l’individu a disparu et il manque un grand nombre de cernes. On ne peut ni compter, ni prélever un fragment pour mesurer un âge par la méthode au carbone 14. On se contente donc d’estimations en fonction de la taille des cernes présents et du diamètre de l’arbre. Les résultats sont assez approximatifs. A notre connaissance, l’âge de plus de 1500 ans observé pour le genévrier de la falaise du Manteau Royal serait le plus vieux réellement mesuré de France.

Dans tous les cas, les très vieux arbres cités dans la bibliographie sont des individus isolés. L’intérêt majeur des populations de Genévrier de Phénicie en parois rocheuses est, comme l’a dit D. Larson que les « forêts buissonnantes de ces escarpements rocheux seraient parmi les plus anciennes de l’hémisphère Nord ». En effet, les grandes parois n’ont jamais été parcourues ou transformées par l’Homme. Les « forêts de falaise » sont donc les seuls et derniers écosystèmes totalement vierges en milieu terrestre. Ainsi, l’intérêt d’une formation végétale contenant toutes les classes d’âges, y compris les individus millénaires, est bien supérieur à l’éventuel « record » d’un individu.

Remerciements

Le présent travail n'aurait pas pu être mené à bien sans les nombreux conseils et encouragements de D.W Larson. Y. Armand, J. Gilly et J. Kanapa. Mes amis et collègues du Comité départemental de Spéléologie, G. Salletaz, R. Sauzéat et J. Arnaud m'ont tout appris du travail sur corde et m’ont amené en sécurité, avec patience et dévouement, dans des endroits que je pensais réservés aux araignées. Le Directeur et le personnel de la Réserve Naturelle Nationale des Gorges de l'Ardèche m'ont facilité le travail de terrain et m'ont donné de nombreux renseignements. Enfin, je tiens à remercier les structures suivantes qui nous ont aidé :

  • WWF France et la Société botanique de l'Ardèche ;
  • Institut Méditerranéen d'Écologie et de Paléoécologie, UMR CNRS 6116, faculté de Saint Jérôme, Université de Marseille ;
  • Laboratoire Dynamique de la Biodiversité, UMR 5172-UPS/CNRS, Université Paul Sabatier de Toulouse ;
  • Météo France (Aubenas) ;
  • Office National des Forêts (Ardèche).

Financements

En 2002, 2003 et 2004, des financements de la Région Rhône-Alpes (Programme Régional d’Action Incitative ; Permis de réussir), du Service Régional de la Formation et de la Recherche, Ministère de l'Agriculture (Projet d'Action Éducative) et de la DIREN Rhône-Alpes (1000 défis pour ma planète) ont permis de réaliser une action de formation des élèves au travail en milieu vertical et une étude des populations de genévriers de Phénicie. Du matériel a été acheté par WWF France ainsi que par la Société botanique de l'Ardèche.

Pour les années suivantes, le travail sur les genévriers de Phénicie s’est fait dans le cadre du Plan de Gestion de la Réserve Naturelle Nationale des Gorges de l’Ardèche. En 2005, 2006 et 2007, le financement des actions a été fait par la Région Rhône-Alpes avec une participation du Fonds Social Européen, du Conseil Général de l’Ardèche et de la Réserve Naturelle Nationale des Gorges de l’Ardèche. En 2008, 2009 et 2010, le financement est réalisé par la Réserve Naturelle Nationale des Gorges de l'Ardèche avec l’aide du Conseil Général de l’Ardèche.

 

Jean-Paul Mandin, 10 avril 2010
Société Botanique de l'Ardèche - Conseil Scientifique de la Réserve naturelle nationale des gorges de l’Ardèche

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