Le rapt de poussin chez les Manchots empereurs
Un Manchot empereur (Aptenodytes forsteri) essayant de s’emparer d’un poussin qui n’est pas le sien.
Le rapt est un comportement fréquemment observé dans la manchotière.
Image de l’archipel de Pointe Géologie (Terre Adélie) obtenue en utilisant le logiciel Google Earth.
On y voit très bien la position de la colonie de Manchots empereurs (Aptenodytes forsteri) pendant l’hiver 2011 grâce à la coloration créée par leurs fèces. (Droits réservés - © 2012 Google earth).
Ce Manchot empereur (Aptenodytes forsteri) a soulevé sa poche incubatrice afin de nourrir son poussin.
Son voisin a sa poche fermée, recouvrant son poussin ou son œuf. Les poussins ne sont pas en contact direct avec le sol gelé mais se tiennent au dessus des pattes de leur père.
Mâles de Manchots empereurs (Aptenodytes forsteri) durant l’incubation. Ils tiennent leurs œufs sur leurs pattes.
La formation d’une tortue peut-être considérée comme une forme de thermorégulation comportementale. Les femelles sont en mer en train de pêcher.
Tentative de rapt de poussin de Manchot empereur (Aptenodytes forsteri).
Séquence de rapt de poussin de Manchot empereur (Aptenodytes forsteri) aux abords de la manchotière.
Lorsqu’une bagarre commence pour s’emparer d’un poussin, les inemployés des alentours viennent rejoindre la mêlée.
Il existe 18 espèces de manchots, tous présents dans l’hémisphère sud. Leur répartition s’étend de l’Antarctique à l’équateur. Le Manchot empereur (Aptenodytes forsteri) est la plus grande espèce et niche en Antarctique. Il mesure environ 1m10 et les mâles peuvent peser plus de 40kg à leur arrivée à la colonie. Contrairement à tous les autres oiseaux, le Manchot empereur est le seul à s’être complètement affranchi de la terre ferme lors de son cycle de vie. En effet, il se reproduit pendant l’hiver austral sur la banquise, (ou glace de mer) et passe le reste du temps en mer. Diverses colonies (appelées manchotières) sont connues sur le pourtour du continent antarctique, allant de quelques milliers de couples à plus de 25 000 couples. D’autres restent inconnues en raison de leur inaccessibilité. Aujourd’hui, leur détection se fait par satellite : les fèces de manchots colorent la banquise sur leurs lieux de reproduction et ces colorations sont repérables visuellement sur les images satellites (FRETWELL et TRATHAN).
La phénologie (c'est-à-dire le positionnement dans le temps des étapes du cycle de vie) du Manchot empereur dépend des colonies. A la colonie de pointe Géologie en Terre Adélie, ils arrivent en avril, par petits groupes ou en colonnes plus impressionnantes. Les couples se forment en avril et mai. En mai, la femelle pond un unique œuf qu’elle transmet aussitôt à son partenaire, chante à plusieurs reprises avec lui, puis s’en va en mer pour deux mois environ. Pendant cette période, le mâle reste seul à la colonie pour incuber l’œuf. Au total, les mâles jeûnent jusqu’à 4 mois. Lorsque les femelles ont quitté la colonie, les mâles forment une « tortue », se protégeant ainsi du froid. Les Manchots empereurs portent leur œuf ou leur poussin (avant émancipation thermique) sur leurs pattes et les recouvrent d’un pli de peau formant une poche incubatrice qui les tient au chaud. A leur retour, les femelles retrouvent leur partenaire parmi tous les autres manchots de la colonie grâce à leur chant. Si le poussin éclot avant le retour de la femelle, le mâle qui n’a pas mangé depuis plusieurs mois le nourrit avec une sécrétion œsophagienne. Les deux parents alternent ensuite voyages en mer et garde du poussin à la colonie. A l’âge de deux mois, le poussin s’émancipe thermiquement : il a assez de duvet pour rester hors des pattes de ses parents. Ces derniers le laissent alors seul à la colonie et ne reviennent que pour le nourrir.
Lors de l’élevage des poussins non émancipés thermiquement (c'est-à-dire encore sur les pattes de leurs parents), un comportement étrange appelé « rapt » est fréquemment observé : les individus non reproducteurs ou en échec de reproduction essaient de s’emparer des poussins des autres manchots. Cela peut créer des mêlées de plusieurs dizaines de « ravisseurs » essayant de s’emparer d’un poussin. Jusqu’à plusieurs dizaines de tentatives de rapts peuvent être observées au cours d’une heure d’observation de la manchotière de Pointe Géologie en Terre Adélie. Lorsque le rapt réussit, le « ravisseur » s’occupe du poussin comme si c’était le sien : il le garde sur ses pattes, chante avec lui, le nourrit. Ces individus dépensent de l’énergie pour élever un poussin qui n’est pas le leur et ne leur est pas apparenté. On peut se demander comment ce comportement a été sélectionné à une telle fréquence dans cette espèce et comment il s’est maintenu d’un point de vue évolutif. Il ne s’agit pas d’une coopération (phénomène de sélection de parentèle) puisque les ravisseurs ne sont pas génétiquement liés aux poussins qu’ils élèvent. L’une des explications pourrait être un gain d’expérience dans l’élevage d’un poussin pour les individus ravisseurs, non reproducteurs ou en échec.
Une étude expérimentale d’ANGELIER et collaborateurs présente une explication intéressante pour expliquer le rapt de poussins. Parmi des individus ravisseurs, le taux de prolactine a été artificiellement abaissé par administration d’un inhibiteur. Ces individus traités ont effectué moins de tentatives de rapts que les non traités. La prolactine est considérée comme l’hormone promouvant le soin parental et est généralement produite suite à une stimulation par le poussin. Chez le Manchot empereur reproducteur, la sécrétion de prolactine n’est pas ou peu influencée par les stimuli du poussin. Son taux est maintenu élevé pendant toute la période de reproduction, ce qui leur permettrait de rester impliqués dans la reproduction en cours lors de leurs très longs voyages en mer. Chez les individus en échec de reproduction ou non reproducteurs, ce taux est également maintenu élevé, ce qui pourrait expliquer leur obstination à obtenir un poussin. Le comportement de rapt pourrait donc être une conséquence de l’adaptation des Manchots empereurs à leurs conditions de reproduction particulières et à leur cycle de développement hors du commun.
Pour en savoir plus
- ANGELIER, BARBRAUD, LORMEE, PRUD’HOMME & CHASTEL (2006). Kidnapping of chicks in emperor penguins: a hormonal by-product? The Journal of Experimental Biology vol 209
- FRETWELL & TRATHAN (2009). Penguins from space: faecal stains reveal the location of emperor penguin colonies. Global Ecology and Biogeography vol 18
- JOUVENTIN, BARBRAUD & RUBIN (1995). Adoption in the emperor penguin. Animal Behavior vol 50
- WILLIAMS & TONY (1995). The Penguins - Spheniscidae . Oxford University Press
Françoise Amélineau et Jean-Pierre Moussus, octobre 2012