Mimétisme floral chez l'Euphorbe petit cyprès infestée par la Rouille du pois
En vous promenant dès le début du printemps le long des routes, dans les cultures, dans des friches ou des pelouses sèches, vous rencontrerez très fréquemment l'Euphorbe petit cyprès (Euphorbia cyparissias), une plante de couleur vert jaune donnant des tiges dressées terminées par une inflorescence à allure d'ombelle et qui présente au milieu de ses tiges des rameaux végétatifs densément feuillés en forme de petit conifère (d'où le nom d'espèce de « petit cyprès »). Comme chez toutes les euphorbes, la plante produit un suc laiteux qui s'écoule lorsqu'on brise sa tige ou un des rayons de son inflorescence. Dans une population d'Euphorbes petit cyprès, on rencontrera également fréquemment des touffes d'une plante également vert jaune et donnant un suc laiteux, mais plus haute, à tige non ramifiée, à feuilles plus larges et plus épaisses, et sans fleurs. Devant des morphologies de plante aussi différentes, le promeneur non avisé pourra y voir deux espèces, mais il s'agit en fait de deux formes (ou morphes) de la même espèce, l'une saine et l'autre parasitée ! En regardant sous le revers des feuilles de la seconde plante (stérile et non ramifiée), on observera fréquemment des tâches de couleur rouille ou encore, si l'on est à un stade de développement plus avancé, des pustules libérant une poudre brune au moindre vent. Ces tâches sont les zones de fructification d'un champignon, la Rouille du pois (Uromyces pisi), dont les spores (qui constituent la poudre brune) infesteront une espèce de fabacée, et notamment le Pois (Pisum sativum), d'où le nom d'espèce du champignon.
Comment la Rouille du pois induit-elle le changement de morphologie de l'Euphorbe petit cyprès ? Pour répondre à cette question, il est utile d'avoir en mémoire les principales étapes du cycle de développement du champignon (voir encart ci-dessous). Après infestation de l'Euphorbe petit cyprès par une basidiospore (spore méiotique de type sexuel + ou -), l'incubation du champignon prend une année entière. Celui-ci passe l'hiver dans les racines de l'hôte et poursuit sa croissance en même temps que celle de l'hôte. En se développant entre les cellules, les filaments mycéliens issus de la germination de la spore induisent une hypertrophie des tissus de la tige et des feuilles (à l'origine d'une succulence des feuilles de la plante parasitée) et une modification de la balance hormonale entre auxine et cytokinines qui perturbe la ramification (la rapport auxine/cytokinines est augmenté d'où une dominance apicale plus forte qui inhibe le développement des rameaux latéraux). Les tiges infestées commencent leur croissance précocement du fait d'une forte concentration en hormones de croissance, d'où leur taille importante. Enfin, le champignon provoque au sommet des tiges infestées la production de rosettes de feuilles nectarifères (pseudofleurs) à la place des « fleurs » classiques des individus sains. Ces pseudofleurs miment les « fleurs » de l'euphorbe dans la mesure où (1) elles produisent un nectar fongique contenant les gamètes (spermaties + ou -) du champignon, (2) elles ont sensiblement la même forme et la même couleur que les bractées situées à la base des « fleurs » des individus sains et (3) elles dégagent la même odeur.
Contrairement à d'autres rouilles, le cycle de la Rouille du pois est complexe dans la mesure où le champignon passe par les 5 stades possibles, ce qui fait d'Uromyces pisi une rouille macrocyclique. Les 5 stades correspondent à l'apparition de 5 types de spores dans l'ordre suivant : spermaties (stade 0) produites par les filaments haplophasiques de type sexuel + ou - et assurant la fécondation croisée, écidiospores (stade I) assurant l'infestation de la fabacée, urédospores (stade II) assurant la multiplication végétative du champignon sur la fabacée, téliospores (stade III) assurant la passage de l'hiver et basidiospores (stade IV), les produits de la méiose qui infestent l'Euphorbe petit cyprès et donnent dans tous les tissus de l'hôte des filaments mycéliens de type sexuel + ou -. Chez l'Euphorbe petit cyprès, les filaments mycéliens produisent les spermaties dans un exsudat sucré (miellat) au niveau de structures appelées spermogonies (ou pycnides), alors que les écidiospores sont produites au niveau de pustules orangées devenant brunes à maturité : les écidies.
Quel est le rôle biologique des pseudofleurs d'Euphorbe petit cyprès ? M. PFUNDER et B. ROY (2000) ont émis l'hypothèse que les pseudofleurs, en mimant les « fleurs » de l'Euphorbe saine, attirent les mêmes insectes (abeilles, papillons, mouches) qui assurent la pollinisation des « fleurs » de l'euphorbe. En visitant les pseudofleurs et en transportant les gamètes de champignon d'un pied infestée à un autre, les insectes assureraient une fonction nouvelle à savoir la fécondation croisée du champignon. Cette hypothèse a été avancée pour deux raisons. D'abord, le champignon étant hétérothallique (il possède des filaments + ou -), un filament donné (par exemple +) a besoin de rencontrer un filament de type sexuel opposé (par exemple -) pour permettre la poursuite du développement du champignon, et en particulier la production d'écidies. Ensuite, Uromyces pisi est une rouille systémique : l'infestation par un filament donné envahit la plante entière et n'autorise pas la coexistence sur un même pied de plusieurs filaments (notamment d'un filament de type sexuel opposé), d'où la nécessité pour le champignon de transférer ses gamètes d'une euphorbe infestée à une autre. Pour tester l'hypothèse, les auteurs ont mené des expériences qui consistent à empêcher les insectes de visiter des populations naturelles d'Euphorbe petit cyprès infestées par Uromyces pisi en utilisant des cages d'exclusion. Les résultats sont que les champignons visités par les insectes produisent beaucoup plus d'écidies que les champignons non visités, ce qui confirme l'hypothèse. Ces mêmes auteurs ont montré de plus que, dans des conditions naturelles, les « fleurs » sont davantage visitées que les pseudofleurs, et que la fréquence des visites reste la même dans les populations d'euphorbes mixtes (contenant des pieds infestés et des pieds non infestés) et les populations où toutes les euphorbes sont infestées ou saines. Cependant, au sein des populations mixtes, le temps de visite des pseudofleurs par les insectes est abaissé d'environ 4 fois par rapport aux autres populations non mixtes. Ce résultat suggère que les « fleurs » d'euphorbes saines entrent en compétition avec les pseudofleurs en exerçant sur celles-ci une pression de sélection qui tendrait à inhiber l'efficacité de reproduction du champignon. On peut ainsi supposer que l'interaction entre « fleurs » et pseudofleurs s'inscrit dans une course aux armements dans laquelle les pseudofleurs deviendraient de plus en plus mimétiques des « fleurs », ce qui permettrait au champignon de mieux détourner les insectes pollinisateurs de l'Euphorbe petit cyprès à son profit et d'augmenter son succès de reproduction.
Pour en savoir plus
- COSTE H., Flore descriptive et illustrée de la France, de la Corse et des contrées limitrophes, Librairie des Sciences et des Arts, 1937.
- PFUNDER M. & B. A. ROY (2000). Pollinator-mediated interactions between a pathogenic fungus, Uromyces pisi (Pucciniaceae), and its host plant, Euphorbia cyparissias (Euphorbiaceae). American journal of Botany 87(1): 48-55. Article téléchargeable en ligne ici.
- ROY B. A. (1993). Floral mimicry by plant pathogen. Nature 362: 56-58.
David Busti, avril 2012.