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Régénération des populations de genévriers de Phénicie

Auteur : Jean-Paul Mandin ; Publication : David Busti

Les populations de genévriers de Phénicie des parois rocheuses présentent des individus de tous âges. Leur renouvellement semble se faire correctement. Les arbres poussent dans des micros sites (vires, fissures, trous, anfractuosités...) dont la plupart très difficiles d'accès : certains se trouvent au milieu de grandes parois verticales ou surplombantes. La dissémination des graines n'y est envisageable que par un vecteur animal. En région méditerranéenne, la dissémination des fruits charnus a fait l'objet de recherches approfondies (Debussche 1998).

Des essais préliminaires de germination de graines isolées ou en galbules (cônes femelles charnus), en pleine terre ou en boite de Pétri se sont soldées par un échec total. Nous avons donc cherché à comprendre comment se faisait la dissémination de l'espèce puis comment les populations se structuraient.

Production de graines

Les "baies" de Juniperus phoenicea sont des cônes femelles à écailles charnues (galbules) assez gros (6 à 9 mm de diamètre), de couleur rougeâtre. Malgré leur aspect très fibreux, ces galbules sont des aliments riches. Les analyses d'Herrera (1987) de fruits espagnols donnent les résultats suivants, mesurés sur la masse sèche de la pulpe (sauf pour les cendres : pulpe plus graines) : 14,6 % de lipides ; 4,9 % de protides ; 28,3 % de glucides non fibreux ; 52 % de fibres et 2,6 % de cendres.

Ces galbules contiennent en moyenne 6 à 9 graines (Lebreton & Rivera, 1988 ; Lebreton & Pérez de Paz, 2001). Ces résultats sont tout à fait comparables avec ce que nous avons mesuré sur des arbres du talus de Gaud, dans les gorges de l'Ardèche en 2007. Les mesures effectuées sur de nombreux lots, après dessiccation à l'air libre pendant 3 mois, donnent les résultats suivants (l'écart-type est entre parenthèses) :

Origine Nombre de galbules étudiés Diamètre moyen d'un galbule (mm) Masse moyenne d'un galbule (mg) Nombre moyen de graines par galbules
France continentale (Lebreton & Pérez de paz, 2001) 62   162 (71) 8,2 (1,9)
Gorges de l'Ardèche (Lebreton & Rivera, 1988) 170 6,6 (0,5) 113 (31) 7,7 (1,9)
France méridionale (Lebreton & Rivera, 1988) 850 7,2 (1,1) 138 (74) 8,1 (1,0)
Gorges de l'Ardèche (Gaud) 158 8,0 (1,0) 175 (47) 7,9 (2,2)

 

Toutefois, sur les parois rocheuses, ces chiffres peuvent être assez sensiblement différents et variables d'une année à l'autre. Sur deux station différentes, situées à Gaud en exposition ouest et de l'autre côté de la rivière (La Châtaigneraie) exposition nord, nous avons obtenu :

Origine Année Nombre de galbules étudiés Masse moyenne d'un galbule (mg) Nombre moyen de graines par galbule
Gaud, paroi ouest 2008 272 168,1 (40,4) 7,0 (1,1)
2009 219 166,0 (50,2) 5,9 (2,0)
2010 231 169,0 (98,5) 4,2 (3,3)
Châtaigneraie, paroi nord 2008 162 212,7 (46,2) 7,7 (2,4)
2009 307 221,7 (72,7) 6,5 (2,2)
2010 281 232,7 (51,4) 6,4 (2,6)

 

On voit nettement qu'il y a des différences importantes selon les conditions stationnelles et selon l'année. Il est probable que les conditions climatiques et microclimatiques influencent l'allocation d'énergie que la plante peut consentir à sa reproduction. Cette hypothèse demandera à être confirmée par une analyse des données climatiques.

Dissémination des graines

A maturité, les galbules des genévriers de Phénicie tombent et n'ont que très peu de chances d'atterrir et de rester dans les anfractuosités des parois. Dans ces conditions, la dissémination des graines n'y est envisageable que par un vecteur animal. On sait par ailleurs que seulement 5 espèces d'oiseaux (Rouge-gorge, Merle, Grive musicienne, Fauvette à tête noire et Fauvette mélanocéphlae) participent à la dispersion de 98% des végétaux à fruits charnus, et seulement 2 espèces de mammifères (fouine et renard) participent à la dispersion de 91% des plantes endozoochores en Languedoc méditerranéen (Debussche et Isenmann, 1989). Les consommateurs habituellement cités pour les fruits du genévrier de Phénicie sont le Merle (Turdus merula) et les grives (Gerber & Cotte, 1908). Dans les gorges de l'Ardèche, on trouve le merle ainsi que la grive draine (Turdus viscivorus), la grive musicienne (T. philomenos), la grive litorne (T. pilaris) et la grive mauvis (T. iliacus). Mais ces oiseaux ne fréquentent pas les falaises très escarpées ou surplombantes où se trouvent les vieux genévriers de Phénicie.

Lors de nos nombreuses prospections en falaise nous avons rarement trouvé d'individus juvéniles. De plus, la découverte fortuite d'un excrément de mammifère contenant des galbules de Juniperus phoenicea dans une falaise, à plus de 60 mètres de haut, dans un endroit paraissant tout à fait inaccessible, a attiré notre attention. C'étaient ceux de la fouine (Martes foina), mammifère connu pour consommer beaucoup de galbules de genévriers, notamment en fin d'été et en automne (Cheylan & Bayle, 1988). De fin août à décembre 2004, année de forte fructification, nous avons trouvé et récolté de nombreux excréments de fouine contenant des galbules (de 5 à 10 par fécès) encore très reconnaissables de Juniperus phoenicea (voir à ce sujet l'article, Des genévriers de Phénicie adaptés à des conditions de vie extrêmes).

Toutefois, la situation de certains arbres, dans des parois lisses sous des surplombs laisse quand même dubitatif sur la possibilité d'accès par une fouine. Il est très probable que des oiseaux disséminent aussi les graines du genévrier de Phénicie. Nous avons observé des excréments d'un oiseau, probablement un merle, sous des genévriers de terrain plat, qui contenaient des graines de genévriers. De la même manière,  nous avons trouvé sous les genévriers qui se développent sur les talus à la base des falaises, de nombreux excréments d'oiseaux contenant des graines de Juniperus phoenicea. Il semble que ce soient des excréments de merle, mais on soupçonne également le choucas des tours (Corvus modedula), le merle bleu (Monticola solitarius) et le merle de roche (Monticola saxatilis) de pouvoir disséminer des graines de genévrier, mais nous n'en avons aucune observation.

La dissémination supposée des genévriers de Phénicie par les merles.

Crotte-de-merle Crotte-de-merle2

 

Il semble donc qu'en falaise, la dissémination se fasse essentiellement par l'intermédiaire de la fouine (Martes foina) qui est capable de se déplacer, de nuit, dans les parois les plus inaccessibles à l'Homme. Sur les talus et garrigues, le merle est probablement un bon disséminateur ainsi que les grives. Toutefois, il n'est pas impossible que d'autres animaux concourent à la dissémination de l'espèce : merle bleu (Monticola solitarius), merle de roche (Monticola saxatilis), loirs (Glis glis), lérots (Eliomys quercinus) et écureuils (Sciurus carolinensis). Nous n'avons pas pu observer le comportement alimentaire de ces animaux très discrets. Il en est de même pour le choucas des tours (Corvus monedula) qui est très présent dans les falaises des gorges.

Germination des graines

1) Les conditions de la germination

Chez les graines de plantes sauvages, les inhibitions de germination sont dues en général à deux types de causes : des dormances tégumentaires et des dormances psychrolabiles. Les dormances tégumentaires sont causées par la présence d'un tégument épais, dur et imperméable qui empêche la réhydratation et l'oxygénation de l'embryon. Les dormances psychrolabiles sont dues à des mécanismes divers qui empêchent l'embryon de se développer tant qu'il n'a pas subi une période plus ou moins longue de froid humide.

Afin de déterminer les conditions favorables à leur germination des graines de genévrier de Phénicie, des tests ont été mis en place. Des graines ont été extraites de galbules récoltés au hasard, en août 2004, dans une population de Juniperus phoenicea à Gaud, ou récupérées dans des excréments d'animaux. Les graines vides ont été éliminées par flottation dans de l'eau (quelques minutes) de façon à ne garder que des graines pleines. Ensuite, les graines ont été séparées en plusieurs lots auxquels divers traitements ont été appliqués afin de lever leur dormance (Come, 1970) :

  • Témoin : les graines ont subi un trempage dans l'eau de 3 heures afin d'accélérer leur imbibition.
  • Traitements mécaniques : scarification légère au papier de verre afin d'user leur tégument et scarification importante en coupant l'extrémité des graines au scalpel.
  • Traitements chimiques :

1. Eau oxygénée 30 volumes : mettre les graines dans un petit bécher contenant l'eau oxygénée (5 mn et 1 mn).

2. Acide sulfurique : acide pur plus quelques gouttes d'eau à la pipette. Le mélange s'échauffe fortement (5 mn).

3. Lavage à l'alcool à 90° avec agitation magnétique (5 mn).

4. Lavage à l'eau : même protocole que pour l'alcool (1h30).

  • Traitements thermiques à l'eau bouillante
  • Traitement enzymatique par digestion artificielle : acide chlorhydrique à pH 1 à 40°C (une demi-heure), rinçage à l'eau distillée (3 rinçages), solution de pancréatine à pH 8,3 à 40°C (1h, 3 h, 3 jours).
  • Traitement biologique : graines récupérées dans des excréments d'animaux.

Tous ces traitements ont aussi été combinés avec une stratification sur sable à 4°C (1 mois, 2 mois).

Conditions de germination des graines de genévrier de Phénicie.
En haut : Tri des graines dans un excrément de fouine ; Germination d'un lot de 20 graines scarifiées placées en boîtes de Pétri, sur papier filtre humidifié, à la température du laboratoire ; Repiquage en terre (pot). En bas : Les suivis de germination ont été faits sur une période de 120 jours, pour différentes conditions.

Recuperation de graines Germination de graines scarifiees Repiquage en pot
Courbes-de-germination

 

2) Taux réels de germination

Afin de préciser les taux réels de germination des graines, nous avons étudié les lots de graines issues de galbules récoltés arbre par arbre. Après scarification, nous avons semé toutes les graines en boites de Pétri. Par exemple, en 2010 (galbules récoltés en août 2009), les taux réels de germination vont de 0% à 8,5%, selon les arbres. Mais pour l'ensemble des 12607 graines étudiées, il n'y a eu que 260 germinations, soit 2,06%. Les taux de germination réels, c'est-à-dire le nombre de plantules obtenues par rapport au nombre de graines produites, sont faibles ou très faibles, variables selon les individus et les années.

3) Rôle de l'endozoochorie

Les graines récoltées dans des excréments d'animaux possèdent un taux de germination supérieur à celui obtenu après scarification manuelle. Il est très possible que les animaux sélectionnent les meilleurs galbules, c'est-à-dire ceux qui sont bien développés et ne sont pas parasités. Ce mécanisme a été mis en évidence par Garcia et al. (1999) sur le genévrier commun (Juniperus communis) en Espagne. Le merle à plastron et la grive draine évitent les fruits verts, avortés ou infestés par un insecte consommant la pulpe. Ils recrachent les fruits attaqués par un insecte consommant la graine. De plus, le passage des graines par le tube digestif des animaux améliore la " germinabilité " des graines (proportion finale des graines qui germent) (Traverset, 1998 ; Traverset et al., 2001)

Dynamique de la régénération des populations

1) Estimation des âges

L'étude de la dynamique des populations nécessite de pouvoir estimer l'âge des arbres. C'est un problème majeur et redoutable. La solution classique consiste à carotter les arbres puis, après ponçage des carottes, il est possible de compter le nombre de cernes qui est une très bonne approximation de l'âge. Mais avec les genévriers de falaise, on rencontre deux difficultés. La première concerne les arbres jeunes, ou tout au moins de petit diamètre. Il est impossible de la carotter car la blessure tuerait l'arbre ou le fragiliserait de façon excessive. La deuxième concerne les arbres très âgés. Leur morphologie torsadée fait que la carotte ne peut jamais traverser tous les cernes et a peu de chances de passer par la moelle qui est souvent très excentrée. Ces deux problèmes majeurs font qu'actuellement la seule méthode utilisable est l'étude des diamètres des arbres mesurés à la base du tronc.

Nous avons essayé d'estimer la fiabilité de cette méthode avec les données des bonnes carottes que nous avions et les diamètres. Le coefficient de corrélation obtenu est de l'ordre de 0,75 ce qui est convenable, sans plus. En effet, dans une population, certains arbres poussent plus ou moins rapidement selon que leurs racines sont dans une fissure très large ou au contraire dans un trou exigu. Certains arbres de gros diamètre ont un âge inférieur à ce qui est attendu et certains arbres de petit diamètre sont beaucoup plus vieux que prévu. Toutefois, dans une population de plusieurs dizaines ou centaines d'individus, il est probable que ces anomalies se compensent et qu'elles ne mettent pas en cause les conclusions tirées de la comparaison des différentes populations.

Les très jeunes individus sont facilement reconnaissables. En effet, après leur germination, les jeunes plantes de genévrier de Phénicie portent des feuilles aciculaires, semblables à celles de Juniperus oycedrus ou Juniperus communis. Elles ne commencent à porter des feuilles adultes squamiformes que vers une dizaine d'années, d'après les observations que nous avons faites sur le terrain. Il est donc très facile de repérer les individus très jeunes.

Reconnaître les très jeunes individus de genévrier de Phénicie.
Les rameaux des très jeunes individus portent des feuilles en aiguille contrairement aux adultes qui possèdent des petites feuilles en écaille.

Feuilles-juveniles1 Feuilles-juveniles2


Lors de nos nombreuses études des parois rocheuses, nous avons été étonnés de ne jamais trouver de jeunes individus (falaises des Huguenots, de Morsanne, des Templiers, de Gaud, etc.). Seule la falaise à l'aval d'Autridge, étudiée tardivement, en présentait un certain nombre.

2) Différents types de populations

Depuis 2004 et jusqu'en 2009, tous les ans, une ou deux campagnes d'étude des populations de genévriers de Phénicie ont eu lieu en paroi. Elles ont duré chacune 2 jours avec 15 à 20 personnes. Chaque fois, une centaine d'arbres a été étudiée, dont 20 à 50 ont été carottés et des échantillons de bois mort prélevés. Les répartitions des classes de diamètres de l'ensemble des arbres de cinq populations sont présentés sur les histogrammes ci-dessous en pourcentage de l'effectif total. Dans la classe de 0 à 5 centimètres, nous avons particulièrement mis en évidence les très jeunes arbres ayant un tronc d'un diamètre inférieur ou égal à un centimètre par un trait blanc qui indique la proportion des arbres de diamètre inférieur ou égal à un centimètre.

Caractérisation de deux types de populations.

Populations âgées de type "hospice"

Populations jeunes de type "pouponnière"

Dynamique1 Dynamique4
Dynamique2 Dynamique5
Dynamique3  

 

On voit qu'il existe deux grands types de populations :

  • Les populations âgées des Blachas, de Gaud ouest et des Huguenots montrent une dissymétrie de répartition très remarquable : il manque de nombreux individus dans les classes de petit diamètre. De plus, on trouve un nombre appréciable d'arbres de gros diamètre. A l'observation sur le terrain, on voit de nombreux arbres au tronc torsadé, à morphologie inversée et ayant beaucoup de bois mort.
  • Les populations jeunes d'Autridge et de Morsanne présentent une proportion d'individus de petit diamètre très importante. En particulier la fréquence des très jeunes est élevée, 8 % à Morsanne et surtout 13,5 % à Autridge. C'est d'ailleurs la seule station où, sur le terrain, nous avons eu le sentiment qu'il y avait beaucoup de jeunes individus. La population d'Autridge qui se trouve sur une petite falaise à l'aval des grandes parois ne présente que très peu d'individus âgés : pas d'arbres à gros troncs torsadés, à morphologie inversée et avec beaucoup de branches mortes. A l'observation sur le terrain, cette falaise semble avoir subi des éboulements assez récents qui auraient permis la mise à nu de la roche faisant de la place pour les jeunes. La population de Morsanne appelle les mêmes remarques, mais elle a un peu moins de jeunes et un peu plus de vieux.

Il y a ainsi des zones de falaise où se concentrent des classes d'âge particulières : falaises avec fortes concentrations de vieux arbres, les « hospices », et des falaises avec de nombreux jeunes, les « pouponnières ». Cette disparité entre les populations pourrait s'expliquer par l'hypothèse suivante : Quand l'ensemble des sites favorables est occupé par les genévriers, il n'y a plus de place pour les jeunes pendant des périodes très longues. Le renouvellement ne peut se faire que quand un vieux meurt ou quand un petit éboulement libère de la place. Par contre, quand un éboulement majeur libère une grande partie d'une paroi, de nombreux jeunes auront de la place pour s'installer.

3) Occupation de l'espace

Les observations de terrain vont dans le sens de l'hypothèse émise précédemment. On observe ainsi que les très jeunes individus ayant encore les feuilles aciculaires de jeunesse sont localisés dans des endroits particuliers : sous de gros arbres et dans des fissures assez profondes, garnies de matière organique et assez humides, nous avons trouvé de nombreux très jeunes individus. Il semble qu'il faille des conditions bien particulières pour qu'ils puissent se développer.

Sites de germination.
A gauche : Très jeune genévrier de Phénicie dans une fissure. A droite : Jeune genévrier dans un décollement de la falaise.

Site de germination1 Site de germination2

 

Une fois qu'un genévrier de Phénicie a pu s'installer dans une fissure, ses racines tendent à occuper tout le volume disponible qui est, de toutes façons, toujours limité. Ce fait est bien visible quand les fissures sont peu profondes comme on peut le voir sur les photos ci-dessous. Ce fait expliquerait l'absence de jeunes dans certaines falaises. Toutes les places disponibles étant occupées, il faut attendre que la mort d'un individu ou un éboulement libère des sites d'installation. Et comme les genévriers peuvent vivre plus de 1000 ans et que les éboulements ne sont pas très fréquents la régénération est très épisodique. Ce mécanisme a aussi été mis en évidence par Matthes-Sears et al. (1999) sur les Thuya occidentalis des falaises du Niagara.

Occupation des fissures par les racines (falaise de Gaud).

Occupation des fissures Occupation des espaces2

 

4) Fonctionnement des populations

Pour avoir une idée plus précise du fonctionnement des populations, nous avons affiné l'estimation des âges des arbres de la falaise des Blachas. Nous avons carotté tous les arbres d'un diamètre suffisant, nous avons estimé l'âges des petits en fonction de leur diamètre. Puis les arbres ont été regroupés par classes de 100 ans. Le résultat obtenu, présenté sur le diagramme ci-dessous est assez étonnant.

Une population en équilibre stable (Blachas).

Fonctionnement des populations

 

L'ajustement des données donne une courbe exponentielle négative de formule : E = 77,95 e-0,5322t. Cet ajustement est très bon puisque le coefficient de corrélation est supérieur à 0,96. Il faut noter que le coefficient -0,5322 signifie qu'il y a environ moitié moins d'individu d'une classe d'un siècle à l'autre. Autrement dit, un individu a une chance sur deux de vivre 100 ans de plus et ceci quel que soit son âge. Un « jeune » de 100 ans a une chance sur deux d'atteindre 200 ans. Mais un vieux de 1000 ans a aussi une chance sur deux d'atteindre 1100 ans. La mortalité semble indépendante de l'âge. Les populations de genévriers de Phénicie ont un fonctionnement qui n'est soumis qu'à des perturbations naturelles : plus ou moins bonne alimentation en eau, érosion du milieu et « bombardement » par des chutes de pierre (voir à ce sujet le précédent article Des genévriers de Phénicie adaptés à des conditions de vie extrêmes).

Le très bon ajustement des données à une exponentielle permet de faire deux calculs intéressants :

  • Estimation du recrutement. Le recrutement est l'arrivée des jeunes dans une population. Ici on peut estimer la probabilité P d'avoir des individus de moins de un an : P = 1 - e-0,5322t. Avec t = 0,01 siècle, on obtient P = 0,00529, soit 0,53 %. Comme on trouve généralement de l'ordre de 500 à 600 genévriers par hectare de falaise, le recrutement serait donc de l'ordre de 3 individus par hectare de falaise et par an. Or, nous avons vu plus haut que le recrutement se faisait par « bouffées » à la suite notamment d'éboulements. Il vaut donc mieux dire que le recrutement nécessaire pour maintenir les populations des parois rocheuses est de l'ordre de 300 individus par hectare et par siècle.
  • Estimation de l'âge du plus vieil individu. L'exponentielle obtenue s'approche asymptotiquement de l'abscisse. Il s'agit donc d'estimer l'âge du point correspondant à la valeur de 1... car une population comprenant moins de 1 individu n'a aucune signification biologique. Bien entendu cette valeur dépend de l'effectif total de la population (noté E), qu'il faut donc estimer aussi. Pour les gorges de l'Ardèche, en fonction de la surface des falaises et de la densité des genévriers, il y en a entre 150 000 et 700 000.
    1/E = e-0,5322t d'où t = Log(E/0,531). Avec les effectifs de 150 000 et 700 000, on obtient les âges de 2240 et de 2530 ans, valeurs tout à fait compatibles avec l'âge supérieur à 1467 ans déjà trouvé. De même, pour une population de 10 millions d'individus, l'âge espéré du plus vieil individu serait d'environ 3000 ans et pour 100 millions, 3500 ans.

Bien que basées sur des approximations qui seront améliorées dans le futur, ces chiffres donnent des renseignements intéressants sur le fonctionnement des populations naturelles de genévriers de Phénicie en parois rocheuses.

Conclusions

Le renouvellement et le maintien des populations de genévriers de Phénicie en parois rocheuses se font grâce à des adaptations particulières de l'arbre à ce milieu. La dissémination endozoochore par des fouines et probablement des oiseaux, assure le tri des bonnes graines, la levée de leur dormance et leur mise en place dans des sites favorables : fissures libres, humides et enrichies en matière organique. Une fois installé, le genévrier développe ses racines qui occupent toute la place disponible et empêchent l'installation d'autres individus.

Le renouvellement de la population ne peut se faire qu'après la mort des arbres en place à la suite de sécheresses importantes ou d'éboulements. Le recrutement de la populations se fait donc par « bouffées » très espacées, ce qui conduit à l'existences de populations jeunes et de populations âgées en fonction de l'histoire de chaque paroi.

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J.-P. MANDIN, juillet 2010
Société Botanique de l'Ardèche, Conseil Scientifique de la Réserve naturelle nationale des gorges de l'Ardèche

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