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Des anémones de mer en compétition pour l’occupation de l’espace sur nos côtes

Auteur et publication : David Busti
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Anémone verte (Anemonia viridis) à marée basse, dans une flaque d'eau du haut de l'infralittoral.
Cette anémone de mer possède de nombreux tentacules de couleur vert brunâtre à pointe violacée. Les tentacules, très peu rétractiles, sont urticants et peuvent provoquer des irritations de la peau. (Roscoff, Finistère, juillet 2003)

Anemonia_viridis_1.jpg

 

Anémone fraise (Actinia fragacea) à marée basse, sur un rocher du médiolittoral.
Cette anémone de mer se reconnaît immédiatement par sa colonne rouge ponctuée de tâches vert clair. A marée basse, les tentacules se rétractent dans la colonne, ce qui constitue une adaptation à la dessication. (Roscoff, Finistère, juillet 2003)

Actinia_fragacea.jpg

 

Tomate de mer (Actinia equina) et Anémone fraise (Actinia fragacea) à marée basse, sur un rocher du haut de l'infralittoral.
Au premier plan, une tomate de mer avec sa colonne rouge vif uniforme présentant parfois à la base un liseré bleu autour de sa ventouse, comme c'est le cas ici. Ces deux espèces d'anémones de mer présentent à l'extérieur de la zone d'insertion des tentacules une couronne de verrues bleues, les acrorhages (non visibles ici), des structures de défense face une agression. Lorsqu'une tomate de mer entre en contact avec une anémone fraise, un conflit pour l'occupation de l'espace s'engage entre les deux anémones de mer : la gagnante chasse la perdante qui se déplace de quelques centimètres. (Morgat, Finistère, février 2003)

Actinia_fragacea_&_Actinia_equina.jpg

 

Tomate de mer (Actinia equina) à marée basse, dans une flaque d'eau.
La tomate de mer déploie ses tentacules rouge dans une flaque d'eau. Sur le bord externe du sommet de la colonne, une couronne de tentacules bleus spécialisés en forme de boules, les acrorhages, est visible. Les acrorhages concentrent une quantité importante de cellules uricantes, les nématocytes, qui permettent à l'anémone de se défendre en cas d'agression. (Ile Milliau, Côtes d'Armor, février 2012)

Actinia_equina-Tomate_de_mer.JPG

 

Anémones vertes (Anemonia viridis) à marée basse, dans une flaque d'eau du haut de l'infralittoral.
Comme beaucoup d'anémones de mer, l'Anémone verte se reproduit de manière sexuée (avec fécondation interne) mais également de manière asexuée par scissiparité (contrairement à la Tomate de mer dont la reproduction asexuée se fait de manière naturelle par bourgeonnement). Lorsqu'elle se reproduit de manière asexuée, une anémone de mer donne naissance à un clone d'individus rapprochés entre lesquels aucune agression n'est observée, comme c'est le cas ici. (Roscoff, Finistère, février 2006)

Anemonia_viridis_2.jpg

 

Il existe sur nos côtes plusieurs espèces communes d'anémones de mer qu'il est facile d'observer à pied à marée basse sur les côtes rocheuses atlantiques, ou en plongée sur les côtes méditerranéennes. Parmi celles-ci, figurent l'Anémone verte (Anemonia viridis, anciennement appelée Anemonia sulcata) qui doit son nom à la couleur verte de ses tentacules, la Tomate de mer (Actinia equina) à colonne rouge vif uniforme, et l'Anémone fraise (Actinia fragacea), semblable à la précédente mais plus grosse et avec une colonne ponctuée de tâches vert clair caractéristiques. Pris dans le sens français courant, le terme d' "anémones de mer" s'applique aux Actiniaires, un groupe de cnidaires hexacoralliaires. Les trois espèces présentées ici appartiennent plus précisément à la famille des Actiniidées. La Tomate de mer est très commune dans les cuvettes et anfractuosités du médiolittoral où elle résiste à marée basse à la dessication en rétractant ses tentacules dans la colonne, ce qui lui donne une allure de tomate caractéristique. L'Anémone fraise, qui se répartit plutôt dans le bas de l'estran (haut de l'infralittoral), est moins résistante au stress bien qu'elle puisse, elle aussi, rétracter ses tentacules. Quant à l'Anémone verte, qui ne rétracte que très peu ses tentacules, on ne la rencontrera que dans les cuvettes et flaques de bas niveau, et toujours immergée. Bien que solitaires et de répartition un peu différente, ces trois espèces d'anémones de mer peuvent coexister sur un site donné, certaines pouvant même donner par reproduction asexuée des clones d'individus rapprochés. Sur le terrain, il a pu être observé un comportement agressif entre anémones de mer de clones différents (notamment chez Actinia equina) ou d'espèces différentes, une réponse qui traduit une compétition pour l'occupation de l'espace et l'accès aux ressources nutritives du milieu.

Les mécanismes de défense des anémones de mer face à une agression
Les anémones de mer présentent plusieurs dispositifs de défense en réponse à une agression par une autre anémone de mer. La plupart des Actiniidés utilisent des structures appelées acrorhages (ou acrorhagi) qui se disposent en couronne à la base des tentacules autour du disque buccal, et qui concentrent des cellules urticantes appelées nématocystes. Lorsqu'une anémone de mer interagit par ses tentacules avec un autre individu de la même espèce mais de clone différent, sa colonne s'allonge puis se courbe vers l'intrus. Les acrorhages, qui sont devenus turgescents, viennent alors s'appliquer sur la colonne de l'agresseur, puis pénètrent dans ses tissus. Lors de son retrait, les acrorhages se déchirent et sont laissés dans les tissus de l'agresseur, provoquant leur nécrose. L'anémone de mer qui perd le conflit s'éloigne alors de 2 à 5 cm en une durée de 5 à 10 minutes, et peut même se détacher du substrat si elle reçoit des attaques sévères et répétées. Cependant, les anémones de mer perdantes sont capables de régénérer leurs cellules et de guérir de leurs blessures en quelques jours (voire 1 à 2 semaines). D'autres anémones de mer, comme l'Anémone plumeuse (Metridium senile) de la famille des Métridiidés, utilisent des tentacules de prise pour défendre leur territoire face à d'éventuels intrus, et peuvent en outre émettent depuis la bouche ou des pores situés sur leur colonne, des filaments blancs (appelés aconties) chargés de cellules urticantes, lesquels sont plus généralement utilisés contre les prédateurs.

 

Les travaux de V.L.G. TURNER et collaborateurs de l'Université de Liverpool (2003) ont montré que le niveau d'agression entre anémones de mer dépend de leur degré d'identité génétique et donc de leur degré de parenté. Les expériences menées en laboratoire entre tomates de mer issues du même individu parent (pour cela, les anémones sont coupées longitudinalement en deux, et les deux moitiés reconstituent en 2 semaines deux petites anémones de mer) montrent que des anémones de mer appartenant à un même clone ne présentent aucun comportement agressif lorsqu'elles sont mises en contact. A l'inverse, il existe une forte réponse acrorhagiale entre individus appartenant à des clones différents (76% de réponse agressive impliquant au moins l'un des deux individus pour Actinia equina, contre 14% chez Actinia fragacea). A coté de cette compétition intraspécifique, les auteurs ont également observé une compétition interspécifique basée sur une réponse acrorhagiale d'un type un peu différent qui décroît avec le degré de divergence des espèces : 72% d'agression entre Actinia equina et Actinia fragacea (deux anémones actiniidées génétiquement proches, dont on pense qu'elles sont issus d'une spéciation sympatrique récente) contre 60% d'agression entre Actinia equina et Anemonia viridis (deux anémones de mer actiniidées plus éloignées) et 32% entre Actinia equina et Metridium senile (deux anémones de mer appartenant à des familles différentes). Actinia equina dispose ainsi d'un système de reconnaissance impliquant probablement des glycoprotéines de surface, qui permet d'une part de distinguer les molécules du soi des molécules du non soi et, d'autre part, d'induire la réponse acrorhagiale.

Les résultats de V.L.G. TURNER suggèrent par ailleurs qu'il existe deux types de comportement chez anémones de mer face à une agression : la stratégie colombe, qui consiste à ne pas combattre et à se retirer dès qu'il y a danger, et la stratégie faucon qui consiste à combattre jusqu'au bout, en vue de gagner. En suivant ce raisonnement pour la population d'Actinia equina étudiée par V.L.G. TURNER, on peut considérer que 49% des individus sont des colombes alors que 51% sont des faucons. De manière théorique, on peut alors calculer les probabilités de rencontre dans chaque cas et envisager les comportements suivants :

  • Quand deux colombes se rencontrent (probabilité de rencontre : 0,49*0,49 = 24%), le combat n'est pas engagé et l'une des deux colombes se retire ;
  • Quand une colombe rencontre un faucon ou inversement (probabilité de rencontre : 2*0,49*0,51 = 50% des cas), le faucon chasse la colombe et gagne dans tous les cas ;
  • Quand deux faucons se rencontrent (probabilité de rencontre : 0,51*0,51 = 26%), il y a conflit et chacun a une chance sur deux de gagner, le perdant subissant des dégâts.

Sur le plan sélectif, chaque stratégie (faucon ou colombe) présente ses avantages et ses inconvénients (par exemple une colombe est sure de ne pas subir de dégâts au travers d'un conflit qu'elle risque de perdre et peut être sélectivement avantagée si la proportion de colombes est suffisamment grande dans la population). Dans son essai sur la Théorie des jeux et évolution de la lutte, G. PRICE a eu l'intuition que ces deux types de stratégies (faucon/colombe) pouvaient coexister dans une même population et conduire à un équilibre stable. En calculant le gain de chaque phénotype (faucon ou colombe) dans chaque type de rencontre et en le pondérant par la probabilité des types de rencontre, J. MAYNARD SMITH a démontré que les deux stratégies pouvaient effectivement coexister durablement dans une même population dans des proportions qui dépendent de l'ampleur du gain et de la gravité des dégâts. Ce qui fait de la stratégie mixte faucon/colombe une stratégie évolutivement stable. Les résultats obtenus par V.L.G. TURNER sur les anémones de mer illustrent ici remarquablement cette notion.

Remerciements

L'auteur remercie chaleureusement Alexandre Darrioulat pour l'une des images illustrant cet article.

Pour en savoir plus

  • TURNER V.L.G. et al. (2003) Aggression as a function of genetic relatedness in the sea anemone Actinia equina (Anthozoa: Actiniaria). Marine Ecology Progress Series, Vol. 247: 85-92.

 

David Busti, novembre 2011 (complété en février 2012).

 


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